Censures et compromis

Je l’évoquais dans un billet précédent sur l’état pervasif : le meilleur moyen d’obtenir toujours plus d’état sans que cela se voie consiste à l’introduire très progressivement et le plus discrêtement possible dans toutes les sphères de la vie courante. Une condition sine qua none à cette discrétion est l’obtention d’un accord tacite de la part du pouvoir d’information (le 4ème pouvoir, comme on dit) : celui de ne pas trop ébruiter les abus de pouvoir, les dérives et les faits divers gênants.

Tout l’art du 4ème pouvoir, en France, consistera donc d’une part à faire croire à tous et chacun qu’il est réellement un pouvoir, c’est-à-dire que sa capacité de nuisance est suffisante pour infléchir le cours de l’histoire, ou d’une politique par exemple, et, d’autre part, à cacher tant que faire se peut tous les travers et petites hontes de notre République.

En effet, rien ne serait plus gênant, finalement, que tout le monde se rende compte que le pouvoir de la presse est factice.

Ainsi, pour faire croire à ce pouvoir, il suffira que la presse se déchaîne, de temps à autre, sur des sujets un peu chauds, dès lors qu’un des organes aura eu le courage d’ébruiter une gabegie. De façon assez extraordinaire, on observe que, presque systématiquement, les scoops politiques ne font surface qu’une fois qu’un courageux média est sorti du bois.

Bizarrement, le média en question est toujours le même : le Canard Enchaîné…

Pourquoi ? Essentiellement parce que cette presse ne (sur)vit que grâce aux largesses que la République et les pouvoirs en place lui ont accordés. On aura une liste exhaustive et particulièrement intéressante dans cet excellent billet du Citoyen Durable. Je ne peux m’empêcher d’en citer un morceau listant ces fameuses largesses :

Quasi-dispense de TVA ; (…) Généreux abattements d’impôts consentis aux journalistes ; (…) réductions tarifaires de la SNCF ; aide à la modernisation des diffuseurs ; aide à l’impression décentralisée des quotidiens ; fonds d’aide à la distribution et à la promotion de la presse française à l’étranger ; aide au portage de la presse quotidienne d’information politique et générale ; aide aux publications hebdomadaires régionales et locales ; aide à la distribution de la presse quotidienne nationale d’information politique et générale ; fonds d’aide aux quotidiens nationaux d’information politique et générale à faibles ressources publicitaires ; fonds d’aide aux quotidiens régionaux, départementaux et locaux d’information politique et générale à faibles ressources de petites annonces ; fonds d’aide au développement des services en ligne des entreprises de presse ; fonds d’aide à la modernisation de la presse quotidienne et assimilée d’information politique et générale et à la distribution de la presse quotidienne nationale d’information politique et générale ; tarifs postaux préférentiels ; régime spécial des provisions pour investissements ; exonération de la taxe professionnelle des éditeurs et agences de presse ; régime dérogatoire des taux de cotisations de sécurité sociale des vendeurs-colporteurs et des porteurs de presse ; calcul spécifique des cotisations sociales des journalistes ; statut social des correspondants locaux de presse.

Partant de là, il est difficile d’imaginer une presse, à ce point engluée dans les subventions et les amitiés avec le monde politique qui soit encore capable, au milieu de son marigot d’argent issu de l’impôt, de commencer à taper vigoureusement, et en toute objectivité, sur ceux qui la nourrissent. Et, de façon aussi symptomatique, on remarquera que le Canard a toujours refusé les subventions et largesses, ce qui lui permet d’affirmer ne vivre que de ses lecteurs (au contraire, donc, de quasiment tous les autres organes de presse).[1]

Une fois ce constat mené, et une fois admise la collusion de la presse et du pouvoir politique (quelqu’en soit le bord), on comprend mieux les régulières affaires d’auto-censure dont elle est l’objet. Et pour que la farce soit complète il faudra que, lors d’une auto-censure d’un média, un autre la dénonce (en attendant de devoir lui aussi subir le même sort).

On ne s’étonnera donc plus que des personnes haut placées puissent, sans même intervenir, déclencher des réflexes de contrition salvateurs dans tel ou tel grand hebdomadaire pipole. De la même façon, une information peut être censurée dès qu’elle est produite et ne jamais atteindre le stade où il y ait effectivement un article à censurer : la pression ne s’exerce virtuellement pas lors de l’écriture de l’article, mais lors de la création de la dépêche d’agence, à l’AFP par exemple.

Parfois, la censure est encore plus profonde : elle n’est pas sur le papier, alors que l’article est écrit, même pas lorsque l’information va sortir du fil d’une agence, mais encore en amont, dans les esprits. On touche à l’art subtil de la manipulation mentale, et, comme Orwell le décrivait fort bien dans 1984, à l’ arrêtducrime[2] : il ne s’agit plus de censure, mais bien de s’empêcher de penser aux éléments, aux articles ou aux réactions qui pourraient porter à confusion dans l’establishment politique.

A la limite, la pouffe de Sarko Cecilia fait piêtre figure avec la censure ouverte de ses oeuvres littéraires…

Mais tout à un prix.

La censure, devenu mode de communication à part entière, rentre dans les moeurs, se voit pratiquée partout et par tous, pour un oui et pour un non, pour un peut-être, parfois. Chaque petit groupuscule, chaque association croit disposer d’un droit de regard, d’un droit de manipulation de l’information. Et à force d’ancrer ses pratiques dans la censure, il advient que celle-ci se fasse parfois trop visible, trop évidente. Les citoyens s’offusquent (normal : ils payent chers en subventions diverses pour une presse qui finalement n’est pas franchement bonne). Et parfois (rarement), cette censure est condamnée.

Heureusement, de loyaux journalistes travaillent et nous rapportent tous les jours de pertinents articles de fond, jamais orientés fanfaronade / strass & paillettes, où l’utile se dispute à l’intelligent, où la mise en perspective rejoint l’analyse fine et enlevée et où, on en est sûr, rien ne manque dans l’objectivité à l’édification du lecteur.

Alors, il reste Internet. Pas de subventions, pas de carte de presse. Les auteurs ne sont pas des journalistes, les articles sont rarement objectifs et pas toujours documentés. Mais ils constituent tous de l’information, brute. Petit à petit, une révolution tranquille prend place. Petit à petit, les médias traditionnels vont laisser la place à ces nouveaux modes de communication.

Un matin, le petit monde politique se rendra compte que l’opinion publique n’est plus “orientée” par le 4ème pouvoir qu’il aura mis tant de peine et d’argent à corrompre.

Et à quoi saura-t-on que les hommes politiques prennent conscience de l’importance des nouveaux médias ?

Quand ils envisageront de les taxer, ou, pire, de les subventionner.

“If it moves, tax it. If it keeps moving, regulate it. And if it stops moving, subsidize it.
R. Reagan.


– Note –
Je serai en vacances quelques jours – pas de billets pendant cette période.
Joyeuses Fêtes à tous !

Notes

[1] Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que dit ce journal et son point de vue parfois partial sur l’actualité, mais je reconnais qu’il est l’un des rares journaux vraiment indépendant en France, et à pouvoir assumer cette indépendance. Et 90 ans de parution, cela explique bien des choses…

[2] La première et la plus simple phase de discipline qui peut être enseignée, même à de jeunes enfants, s’appelle en novlangue “arrêtducrime”. L’arretducrime, c’est la faculté de s’arrêter net, comme par instinct, au seuil d’une pensée dangereuse. Il inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, de ne pas percevoir les erreurs de logique, de ne pas comprendre les arguments les plus simples, s’ils sont contre l’Angsoc. Il comprend aussi le pouvoir d’éprouver de l’ennui ou du dégout pour toute suite d’idée capable de mener dans une direction hérétique. Arretducrime, en résumé, signifie stupidité protectrice. G. Orwell, 1984

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Commentaires4

  1. le voyageur

    Petite question impertinente : pourquoi Le "Canard" que vous dites libre a repris, à plusieurs reprises, sans mentionner sa source, une info que "Minute" avait, le premier, lancée quelques fois longtemps avant lui mais qu’il n’avait pas jugé opportun de rapporter sur l’instant, alors que Minute mentionne toujours sa source quand elle vient d’un autre journal ?

  2. J’ai pris le Canard à dessein, je ne connais pas tous les organes de presses ni chacun de leurs financement. Ce n’est pas tant la liberté (supposée ou réelle) du Canard qui est en question dans l’article, mais la collusion qui existe de fait entre le pouvoir et la presse qui se revendique libre haut et fort, alors qu’elle est noyée de subventions.

    Le Canard (comme Minute probablement) a, lui aussi, ses défauts, et probablement ses petits compromis. Mais il y a dans les autres une très (trop!) grande habitude de l’auto-censure : c’est ce contraste entre la presse réellement libre (non ou très peu subventionnée, le Canard étant un simple exemple) et celle qui prétend l’être qui est le plus saisissant, à mon avis.

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