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Analyse

Cloud souverain, un gâchis à la française

Cinq ans après le début des travaux, les deux projets de cloud financés par l'Etat et les industriels français boivent la tasse. Les pouvoirs publics ont fait l'erreur de croire que l'innovation pouvait se décréter dans un bureau de Bercy.

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Par Sandrine Cassini

Publié le 24 févr. 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

A un demi-siècle d'écart, l'affaire a des parfums de Plan Calcul, ce programme lancé par le général de Gaulle pour faire éclore en France une industrie informatique capable de concurrencer les Etats-Unis, mais qui ne vit jamais le jour. Comme le général en 1964, le président Nicolas Sarkozy voulait en 2009 faire monter la France dans le train du cloud, cette informatique délocalisée qui permet aux entreprises d'utiliser des serveurs mutualisés, donc de réduire les coûts. Baptisé « Andromède », le projet reposait sur la construction d'un grand centre d'hébergement de données informatiques. Une enveloppe de 150 millions d'euros d'argent public devait lui être destinée. Des partenaires privés étaient censés compléter. L'objectif : doter la France d'une alternative aux services américains, comme celui d'Amazon Web Services.

Cinq ans après, qu'est devenue cette ambition française ? A la place du projet initial, l'Etat a finalement décidé d'investir deux fois 75 millions d'euros via la Caisse des Dépôts dans deux projets concurrents, Cloudwatt et Numergy. Pourquoi ? Parce que les industriels français se sont révélés incapables de s'entendre. Pendant plusieurs mois, Dassault Systèmes, chef de file originel d'Andromède, se querelle avec Orange, puis SFR, avant de claquer définitivement la porte des travaux. L'Etat, qui ne veut pas faire de jaloux entre les opérateurs, donne son aval à deux structures concurrentes. Un non-sens économique quand on pense que la réussite d'un service de cloud repose sur la capacité à centraliser au maximum les infrastructures pour faire des économies d'échelle. C'est le secret d'Amazon Web Services, aujourd'hui détenteur de 30 % du marché. Et qui a baissé ses prix « 47 fois » depuis 2006.

Pourtant, à l'origine, quand les professionnels du numérique vont toquer à la porte du gouvernement Sarkozy pour lui demander d'investir dans le cloud, ce n'est pas pour construire des « data centers », qui emploient très peu de monde. « Nous avions suggéré de soutenir l'innovation logicielle, plutôt que des infrastructures fabriquées en Chine. Mais, à partir du moment où l'on a su qu'il y aurait de l'argent public, les grands industriels français se sont positionnés », raconte l'auteur d'un rapport remis au gouvernement de l'époque. Aurait-il pu en être autrement ? Peut-être pas. Seuls les grands groupes sont outillés pour participer aux dizaines de réunions entre partenaires et pouvoirs publics qu'engendre inévitablement ce type de projet. Le champion français du cloud, OVH, ne se serait sûrement pas impliqué.

Cinq ans plus tard, Orange et Thales sont actionnaires de Cloudwatt; SFR et Bull sont propriétaires de Numergy. Tous ont massivement investi au côté de la Caisse des Dépôts. Chaque structure était valorisée au départ 225 millions d'euros. En 2014, Cloudwatt n'aurait généré que 2 petits millions d'euros de recettes et Numergy 6. Evidemment, après seulement deux ans d'activité, il ne faut pas attendre la lune. Mais on est à mille lieues des calculs originels, qui tablaient sur des centaines de millions de chiffre d'affaires à l'horizon 2016. La faute à des mauvaises prévisions de départ, selon Philippe Tavernier. « On a fait l'erreur de penser que le cloud public (la sous-traitance à un tiers) dominerait. Or c'est le cloud privé (quand les entreprises rationalisent leurs serveurs en interne) qui a pour l'instant la préférence des entreprises », dit le PDG de Numergy, qui assure que son chiffre d'affaires double chaque année et que la structure « sera à l'équilibre en 2017 ».

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Pour Numergy, la question de l'actionnariat pourrait bientôt se poser. Depuis la création de la société, SFR a été racheté par Numericable, qui souhaiterait se désengager. Son second actionnaire, Bull, est passé sous l'ombrelle d'Atos, qui possède déjà sa filiale cloud Canopy. Chez Cloudwatt, qui a connu à sa création des errements stratégiques, la messe est déjà dite. L'opérateur négocie actuellement la reprise de 100 % du capital à ses partenaires. L'Etat récupérera-t-il sa mise ? Rien n'est moins sûr. En tant qu'actionnaire, il a pris un risque financier au même titre qu'un groupe privé. A Bercy, on assure que moins de la moitié des 150 millions d'euros a été dépensée.

Si l'idée d'un cloud à la française a si bien prospéré, c'est que le précédent gouvernement a volontairement entretenu le flou sur son objectif, en laissant croire qu'il s'agissait de doter la France d'infrastructures qui ne seraient pas soumises au Patriot Act - cette législation qui permet aux Etats-Unis d'obtenir des données hébergées par les entreprises américaines -, pour y loger ses propres données. En réalité, l'Etat préfère utiliser ses propres « data centers ».

Le gaspillage d'argent public aurait-il pu être évité ? En prenant ses fonctions au ministère du Numérique, Fleur Pellerin a tenté de stopper la machine. « La ministre était contre. Le montage était exotique. Les montants étaient incroyablement élevés. On s'est posé la question de débrancher. Mais tout était verrouillé et le Commissariat général à l'investissement, dont c'était le bébé, était soutenu par Matignon », se souvient Aymeril Hoang, ancien conseiller de Fleur Pellerin. Au secrétariat du Numérique d'Axelle Lemaire, où l'on surveille de près l'évolution des deux structures, on soupire. « Pour Airbus, peut-être que ce type de politique a marché. Dans le cloud, le marché est ouvert, très concurrentiel, ça ne peut pas fonctionner. » Avec son cloud souverain, l'administration a en tout cas à nouveau prouvé que le prochain Google ne serait pas inventé à coup de réunions et de rapports sur un coin de table à Bercy.

Les points à retenir

En 2009, Nicolas Sarkozy avait l'ambition de créer une alternative aux services américains, avec une enveloppe de 150 millions d'euros.

Mais, faute d'entente entre industriels, deux projets concurrents voient le jour, Cloudwatt et Numergy.

Aujourd'hui, le résultat des deux entités est très loin des attentes, malgré l'entêtement de l'Etat à soutenir un projet aux contours flous.

Journaliste au service High-Tech & Médias Sandrine Cassini

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