La campagne anti-bloqueurs de pub lancée lundi par de nombreux grands éditeurs de sites français est contre-productive et se trompe de cible.

C’est une campagne qui se veut aussi massive que spectaculaire. Aussi soudaine que marquante. Elle est surtout contre-productive.

Ce lundi matin, de nombreux grands titres de la presse française réunis sous l’égide du GESTE ont décidé d’activer ensemble une grande campagne contre Adblock Plus et les autres bloqueurs de pub, en bloquant totalement l’accès à leur site à ceux qui suppriment la publicité (Le Figaro) ou en affichant de grands encarts d’éducation, voire de culpabilisation, qui invitent à payer un abonnement (Le Monde, L’Équipe, Le Parisien, Les Échos, L’Express,…).

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Le Figaro bloque totalement l’accès à ses articles en cas d’utilisation d’un bloqueur de pub

« Le message du Geste et de ses adhérents? Il est double: 1. La publicité est une nécessité si vous souhaitez continuer à consulter gratuitement une partie de nos contenus. 2. Les adblockers ne sont pas des anges. Ils laissent passer certaines bannières ou lèvent les barrières sur certains sites moyennant rétribution, tout ça dans la plus grande opacité », résume L’Express, qui a choisi de se contenter d’afficher un grand encart.

Mais le point 2, les internautes ont bien raison de s’en moquer et de laisser les autorités de la concurrence faire le travail qu’elles ne font plus ou si mal. Quand au point 1, il est la raison du mal, et est inutilement culpabilisant.

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Plus soft, le message de prévention affiché par L’Express

Vrai problème, mauvaise solution

Il va sans dire que le blocage de publicités a des effets désastreux sur les revenus qui permettent aux médias de payer journalistes, développeurs, infographistes, commerciaux, hébergeurs, etc. L’apparition d’Adblock a créé sensiblement la même onde de choc pour les médias qu’une décennie plus tôt, l’apparition de Napster a secoué l’industrie musicale. Numerama n’y échappe pas.

Mais culpabiliser l’internaute qui pirate n’a jamais été une solution efficace (pas plus que les DRM censés les empêcher de le faire), et l’on peut douter que soit efficace le fait de chercher à faire culpabiliser l’internaute qui veut juste lire sans être envahi par la publicité, et par les traceurs qui visent à peaufiner un ciblage marketing.

Certes, les éditeurs parviendront à convertir quelques maigres pourcents de « fraudeurs » (notez les guillemets) à une offre payante. Mais ils parviendront surtout à brusquer de nombreux internautes qui ne souvenaient même plus à quel point les sites qu’ils aiment et qu’ils lisent sont blindés de publicités toutes plus imposantes et intrusives les unes que les autres.

L’opération va déclencher une course à l’armement, entre les bloqueurs et les détecteurs de bloqueurs, dans une bataille perdue d’avance. Au final, c’est toujours l’internaute qui gagne.

Le site du Monde permet de poursuivre la navigation en cliquant sur un lien très discret, en bas de la page d'explications.

Le site du Monde permet de poursuivre la navigation en cliquant sur un lien très discret, en bas de la page d’explications.

Le problème de la presse est de n’avoir rien d’autre à offrir en alternative, entre l’accès payant à des contenus réservés à ceux qui payent, et l’accès « gratuit » financé par des publicités lourdingues et l’abandon d’une part de sa vie privée. La presse se retrouve dans la même situation que l’industrie musicale face au piratage, qui ne doit son maigre salut qu’à une offre légale en streaming bien mieux développée, mais si peu rémunératrice.

En réalité la presse doit sa crise, non pas aux internautes qui bloquent des pubs, mais aux réponses industrielles et politiques apportées au développement commercial d’un Internet fondé pour des raisons historiques et sociologiques sur la gratuité de l’accès à l’information. Faute de pouvoir révolutionner notre modèle de société pour que son économie s’adapte à un nouveau paradigme non marchand, il a fallu tenter de faire entrer Internet dans le modèle de la société marchande classique.

Pour l’industrie musicale, la réponse a consisté à abaisser progressivement le prix de l’offre légale, jusqu’à de l’illimité à 10 euros par mois qui satisfait certes une bonne partie des « pirates », mais qui n’apporte aucune véritable réponse viable à la crise du disque.

La CNIL a aussi sa part de responsabilité, avec ses homologues.

Pour la presse, la réponse a consisté pendant de trop nombreuses années (ce n’est pas fini) à devoir accepter tout et surtout n’importe quoi de la part des annonceurs et des intermédiaires, trop heureux de pouvoir vendre tout format publicitaire qui offrirait aux éditeurs une petite bulle d’air en pleine noyade.

Le prix des publicités a chuté, et le réflexe naturel a été d’accepter toujours plus de formats intrusifs pour tenter de limiter la casse, dans ce qui s’est transformé en cercle vicieux avec les adblocks : les revenus chutent, donc les éditeurs affichent davantage de publicités toujours plus visibles, donc les lecteurs bloquent davantage, donc les revenus chutent…

La CNIL a aussi sa part de responsabilité, avec ses homologues. Les autorités de protection des données personnelles ont été beaucoup trop passives face au développement des techniques de ciblage des internautes, trop inquiètes de ne pas paraître brider l’économie numérique. Résultat : les éditeurs ont vu se créer un Web où la publicité est hyper-ciblée, contrôlée par les quelques géants qui disposent des profils agrégés (Google, Criteo, Facebook, Microsoft…). Leurs revenus ont été grignotés. Et même, désormais, on demande à ces mêmes éditeurs d’afficher eux-mêmes les messages stupides qui préviennent de la présence de cookies, alors que ces cookies sont imposés par ceux que les CNIL n’ont pas (ou si peu) sanctionnés. On marche sur la tête.

Et maintenant ?

Il va sans dire que si nous avions la solution miracle nous la proposerions. Et même, nous l’appliquerions. L’approche sur Numerama consiste en tout cas à respecter ceux de nos lecteurs qui décident de bloquer, non pas nos revenus, mais les moyens que nous avons actuellement de les générer :

Nous offrirons bien sûr des alternatives dans les mois qui viennent, mais avec toujours cette même ligne directrice. On ne peut pas décemment exiger de nos lecteurs qu’ils acceptent d’être tracés ou pollués.

Mais le marché de la publicité étant ce qu’il est, on ne peut pas non plus proposer exclusivement (même majoritairement) de la publicité qui ne trace pas le lecteur, ou des formats très discrets. Faute d’être en capacité de révolutionner à nous seuls le marché, la solution passera donc très certainement par une option payante.

Or à cet égard, l’avenir du Web est plus que jamais entre les mains de l’internaute. Si l’on veut préserver l’idéal d’un internet ouvert à tous, fondé sur le libre accès à l’information, il faudra accepter de payer pour soutenir les sites internet qui continuent de proposer leurs contenus gratuitement, via la publicité. Sinon les sites se refermeront progressivement sur eux-mêmes et l’on verra naître via un paywall un Web discriminatoire, où seuls les plus aisés pourront s’abonner à la fois au Monde, au Figaro, à l’Équipe, à L’Express, etc., et lire leurs contenus.

Bloquer les bloqueurs de pubs était-il le meilleur moyen de faire passer ce message et d’obtenir le soutien des internautes dans un combat pour la liberté de l’information qui doit être commun ? Sans doute pas.


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