Derrière les "gilets jaunes", l’extrême droite en embuscade

Rassemblement de "gilets jaunes" le 18 novembre 2018, à Caen (Normandie). ©AFP - CHARLY TRIBALLEAU
Rassemblement de "gilets jaunes" le 18 novembre 2018, à Caen (Normandie). ©AFP - CHARLY TRIBALLEAU
Rassemblement de "gilets jaunes" le 18 novembre 2018, à Caen (Normandie). ©AFP - CHARLY TRIBALLEAU
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Le mouvement des "gilets jaunes" est, à l'origine, apolitique. Mais l'extrême gauche et l'extrême droite tentent d'accompagner cette mobilisation. Le Rassemblement national a investi les ronds-points avec prudence, quand l’ultradroite radicale manifeste dans la violence et a largement recours aux réseaux sociaux.

► Une enquête de Frédéric Métézeau, pour la cellule investigation de Radio France

Le 17 novembre 2018, à l’occasion de la première journée de mobilisation des "gilets jaunes", des milliers de citoyens investissent les ronds-points ou dressent des barrages sur les routes de France, particulièrement dans ces régions dites "périphériques", éloignées des grands axes et des grandes villes. 

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C’est le cas en Gironde, notamment au nord de Bordeaux, dans un Médoc viticole et enclavé par la route et le rail. Dans ces paysages de vigne, de pins, de marais et de plages océanes, les taux de pauvreté et de chômage y sont très élevés. Il y règne un sentiment d’exclusion et de relégation par rapport à la métropole bordelaise et aux châteaux qui produisent les vins parmi les plus réputés du monde, propice à la mobilisation.

Du retard à l’allumage pour la gauche 

À l’image de leurs homologues d’autres régions, les "gilets jaunes" médocains sont de toutes tendances politiques, parfois indécis, parfois abstentionnistes, parfois apolitiques.

Rassemblement de "gilets jaunes" à Cissac-Médoc (Gironde), le 6 février 2019.
Rassemblement de "gilets jaunes" à Cissac-Médoc (Gironde), le 6 février 2019.
© Radio France - Frédéric Métézeau

Mais dans cet ancien bastion socialiste qui a placé Marine Le Pen très haut à la dernière présidentielle et où deux conseillers Front national (FN) ont fait leur entrée au Conseil départemental en 2014, élus et militants du Rassemblement national (RN) se sont mobilisés dès le premier jour. Certains regrettent l’absence de la gauche dans un mouvement qui revendique une amélioration du pouvoir d’achat : "Je connais des militants socialistes, communistes, mélenchonistes à qui, dès le départ, j’ai essayé d’expliquer que quelque chose était en train de se passer et qu’il fallait être avec les gens, explique Segundo Cimbron, maire de Saint-Yzans-de-Médoc et figure de la gauche locale. Si j’ai quelque chose à leur reprocher, c’est de ne pas avoir pris le train à temps. Ils [les militants d’extrême-droite, NDLR] l’ont compris plus vite et le 17 novembre, clairement, ils étaient là, eux. En masse."

Une présence discrète du Rassemblement national  

Parmi ces manifestants issus des rangs du RN, le conseiller départemental Grégoire de Fournas raconte avoir "participé au mouvement en tant que citoyen, viticulteur et père de famille." L’élu précise : "Il est difficile de mettre mon mandat local de côté mais je suis venu sans signe apparent, sans prosélytisme, sans revendication, sans drapeau et sans tract du Front national." Dominique Barret, rédacteur en chef du Journal du Médoc, se souvient de la stratégie de discrétion adoptée par Grégoire de Fournas : "Dès que je l’ai aperçu pour le saluer poliment, il m’a fui et m’a fait comprendre qu’il ne voulait pas être interviewé, raconte le journaliste. Ça démontrait sa volonté d’être là mais de ne pas être médiatisé comme un élu revendiquant ce mouvement. On n’était pas sur une récupération évidente, c’était plus subtil.

Mais si le Rassemblement national a bien saisi l’importance des "gilets jaunes", il ne voulait pas cautionner un mouvement de désordre. Grégoire de Fournas a donc prévenu les organisateurs des barrages filtrants qu’il ne participerait qu’à un mouvement déclaré. Il leur a expliqué comment déclarer leur manifestation en mairie de façon à agir dans les clous.

Malgré cet engagement aussi discret que possible, la politique n’est jamais bien loin. Cinq jours avant ce premier samedi de mobilisation, le 12 novembre 2018, en séance plénière au conseil départemental à Bordeaux, le conseiller RN soumet une motion évoquant "un mouvement citoyen" contre la hausse du prix du carburant. Dans ce texte il demande à ses collègues de considérer comme "pleinement légitime la protestation des 'gilets jaunes'". Mais Grégoire de Fournas est le seul à voter pour sa motion, la majorité de gauche et l'opposition de droite et du centre l’ayant rejetée.

Une stratégie décidée au sommet du RN 

Cette façon d’agir localement a été discutée et théorisée dans les plus hautes instances du Rassemblement national.

Selon un député RN très proche de Marine Le Pen, "il ne fallait pas instrumentaliser un mouvement dont nous n’étions pas à l’initiative. Marine Le Pen m’a même dit : 'Attention à ne pas faire de la récup à deux balles'. On a donc accompagné le mouvement de façon non-institutionnelle, sans jouer la surenchère. Elle n’a jamais voulu qu’on aille trop loin dans le truc."

Ces consignes ont été ensuite transmises par e-mail aux cadres et aux élus locaux du RN par le délégué national chargé des fédérations, Gilles Pennelle, élu RN au conseil régional de Bretagne. Ce dernier leur a demandé d’apporter un soutien local aux "gilets jaunes" et de se rendre sur les ronds-points mais sans faire de prosélytisme politique : "Nous ne sommes pas les organisateurs du mouvement mais nous l’accompagnons" nous a-t-il expliqué.

Un conseiller de la présidente du RN s’est aussi rendu sur des ronds-points dans les Hauts-de-France et dans certaines manifestations parisiennes : "On comprend que ce mouvement citoyen ne veut pas être récupéré, explique-t-il_. On ne cherche pas à s’immiscer ou à être sur la photo. On ne ramène pas notre science ou notre fraise. On est des 'gilets jaunes' parmi les autres. On ne cherche pas à influencer le mouvement ou à haranguer les mecs sur les ronds-points. On parle avec eux gentiment. Nos élus sont admis à condition de ne pas faire de prosélytisme lourdingue ou de récup qui n’a pas lieu d’être. Contrairement à François Ruffin qui est allé faire des conférences de presse avec les 'gilets jaunes'._" 

Quant à Marine Le Pen, elle n’a jamais porté de gilet jaune – contrairement à Laurent Wauquiez par exemple – et ne s’est pas montrée sur les ronds-points ou dans les défilés. En revanche, elle a rencontré des délégations de "gilets jaunes" dans le Vaucluse après un meeting pour les élections européennes, puis dans sa permanence parlementaire à Hénin-Beaumont et même à l’Assemblée nationale. Mais toujours discrètement, sans que la presse ne soit prévenue ni conviée.

Certaines idées du RN présentes chez les "gilets jaunes" 

Au Rassemblement national, on se dit aussi persuadé que plusieurs revendications des "gilets jaunes" figuraient dans le programme présidentiel de Marine Le Pen, comme la fiscalité, le sentiment d’oubli, la ruralité, le référendum populaire, etc. La direction actuelle revendique d’avoir tenu depuis des années ce discours sur les "oubliés" de la mondialisation quand Marine Le Pen organisait sa rentrée politique dans le petit village de Brachay (Haute-Marne) au cœur de la Champagne. Cette ligne était celle fixée par l’ancien vice-président du FN Florian Philippot qui a, lui aussi, enfilé le gilet jaune dès le premier week-end.

Dans le Médoc, Grégoire de Fournas se souvient d’avoir perçu très tôt la colère montante contre les 80 km/h. Il raconte avoir organisé, en février 2018, une manifestation contre ce dispositif lors de laquelle les participants portaient… un gilet jaune.

Pour certains chercheurs, le RN n’a pas réellement préparé les esprits. Il a surtout capté les colères de la France dite "périphérique" : "Le RN et le FN sont des partis populistes et attrape-tout, analyse Stéphane François, spécialiste de l’extrême droite et enseignant aux universités de Laval (Mayenne) et Mons (Belgique). Ils vont humer l’air du temps, capter les revendications des populations et ses les réapproprier. Quand Marine Le Pen dit que son parti est sur la même ligne que les gens, je dis non. Ils sont sur la même ligne qu’une population dont ils avaient déjà récupéré les revendications par le passé, comme les 80 km/h."

Sur le terrain, les sympathisants RN ont donc tenu un discours adapté aux "gilets jaunes" mais en l’édulcorant, comme le démontrent les travaux du collectif de chercheurs Quantité critique qui a rencontré et interrogé plusieurs centaines de "gilets jaunes". "L’immigration est un facteur de division très fort à l’intérieur du mouvement des 'gilets jaunes', explique Yann Le Lann, sociologue à l'université de Lille. Les responsables sur les ronds-points estiment que si le mouvement part sur ce type de thématique, cela va créer une fracture. Donc les personnes qui pourraient avoir des dispositions xénophobes les gardent dans leur intimité. Elles l’ont en tête mais elles disent que le mouvement ne doit pas en parler."

Pour autant, les militants et élus RN ont largement évoqué ces questions sur les réseaux et dans les médias en fustigeant, par exemple, le pacte de Marrakech signé au plus fort de la mobilisation. C'est aussi un député européen RN qui a lancé la polémique à propos du traité d'Aix-la-Chapelle sur internet dont il a exagéré les consignes pour l'Alsace et la Lorraine. Le "gilet jaune" Maxime Nicolle, par exemple, ayant relayé ces critiques.

Le travail de l’ultradroite radicale

Parallèlement à ce travail aussi prudent que possible du RN, l'ultradroite est venue se greffer sur le mouvement des "gilets jaunes" d’une façon beaucoup plus spectaculaire.

Il ne s’agit pas d’une extrême droite politique qui joue le jeu des institutions mais d’une ultradroite parfois violente et souvent grossière. GUD, Bastion social, identitaires, Zouaves, sont descendus dans les rues de Paris ou Lyon avec leurs emblèmes fascistes ou intégristes. Très souvent, ils ont affronté des antifascistes d’extrême gauche qui, eux aussi, pouvaient porter un gilet jaune…

Plusieurs des figures de ces mouvements se sont même retrouvées le 19 janvier 2019 à Rungis (Essonne) parmi lesquels Alain Soral, Hervé Ryssen, et Yvan Benedetti. Pour ce dernier, exclu du FN et responsable de L’Œuvre française dissoute il y a six ans, "il ne faut pas récupérer les 'gilets jaunes' mais les aiguillonner et les orienter". Yvan Benedetti pense que nous sommes entrés en période révolutionnaire quand le RN, lui, défend une solution politique avec par exemple une dissolution de l’Assemblée nationale.

Outre ces actions violentes, l’ultradroite a diffusé ses idées notamment via les réseaux sociaux, parfois en créant sur Facebook des faux-profils de "gilets jaunes" imaginaires. Wilfrid Bessonnet, Gilet jaune à Listrac-Médoc (Gironde) et revendiqué "de gauche, écolo et pro-européen" a vu ces idées infuser et le mouvement changer : "Lors de la première manif que j’ai faite à Bordeaux [à la mi-décembre, NDLR] je me suis retrouvé à côté de 'gilets jaunes' floqués avec des ananas, se souvient-il_. Ça m’a vraiment choqué car c’est Dieudonné et son sketch antisémite 'Shoananas'. Je me suis retrouvé avec d’autres 'gilets jaunes' qui disaient_ 'La France aux vrais Français'. Là, je me suis posé la question d’une certaine infiltration du mouvement des 'gilets jaunes'."

Une certitude : certaines idées venues de cette nébuleuse ont pénétré le mouvement, comme le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), absent des revendications pendant le premier mois du mouvement mais popularisé par Etienne Chouard. En Nouvelle-Aquitaine, ce dernier s’est rendu plusieurs fois sur des ronds-points à l’invitation de certains "gilets jaunes" et a donné des conférences

“Pour une fois on a été subtils”

Entre extrême droite politique et ultradroite radicale, le mouvement des "gilets jaunes" a été travaillé mais n’a pas basculé. La gauche radicale et l’extrême gauche se sont aussi greffées sur le mouvement et il est très difficile de prédire un quelconque effet électoral des "gilets jaunes" lors des prochaines élections européennes, le 26 mai 2019.

Mais pour ce député RN qui préfère rester discret, la stratégie de Marine Le Pen va payer : "On nous accuse souvent d’avoir été bourrins mais pour une fois on a été subtils et cela nous bénéficiera, prédit-t-il_. On verra dans quatre mois où en seront les 'gilets jaunes' mais, qu’on le veuille ou non, les idées instillent. Elles diffusent. On verra donc aux européennes quel choix politique est fait. Les Français préféreront-ils ceux qui ont des idées ou bien ceux qui les récupèrent ?"_

Derrière la discrétion officielle, le RN n’a donc pas renoncé à faire de la politique. Pour cet autre membre du RN qui a souhaité rester anonyme, il est capital pour son parti de bien gérer ce "moment 'gilets jaunes'" : "Une liste 'gilets jaunes' serait dangereuse pour tout le monde car le dégagisme nous menace tous. Avec le risque de décrédibiliser l’extrême gauche et l’extrême droite."

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