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Non-recours : des aides sociales qui n’atteignent pas leurs bénéficiaires

On estime que 30 % des allocations ne sont pas perçues, mais le phénomène reste difficile à caractériser et à juguler.

Par  et

Publié le 12 juin 2018 à 17h52, modifié le 13 juin 2018 à 09h31

Temps de Lecture 6 min.

Les aides sociales, « il y en a trop », a estimé le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, le 29 mai sur RTL, précisant que « parfois, les gens qui devraient avoir ces aides sociales (…) ne les demandent pas parce que c’est complexe ». Pour la ministre des solidarités et de la santé, Agnès Buzyn, interrogée par Le Journal du dimanche, le 10 juin, ces aides constituent même « un véritable maquis, ce qui entraîne beaucoup de non-recours ». A quoi correspond ce terme ? Pourquoi des bénéficiaires potentiels renoncent-ils à certaines prestations et en quoi est-ce préoccupant ?

  • Qu’est-ce que le « non-recours » ?

C’est le fait, pour une personne, de ne pas recevoir une prestation ou un service auquel elle aurait droit. Les raisons sont de quatre grands types :

  • la non-connaissance : la personne ignore que l’offre existe ou ne comprend pas qu’elle lui est destinée ;
  • la non-réception : la personne effectue une demande, qui n’aboutit pas en raison de difficultés administratives, ou par négligence ;
  • la non-demande : le bénéficiaire potentiel connaît l’offre mais fait le choix de ne pas la demander, pour diverses raisons ;
  • la non-proposition : les agents qui traitent les dossiers n’orientent pas les personnes vers des aides auxquelles elles pourraient prétendre, par ignorance le plus souvent.

Le concept de non-recours, défini en 1996 par les chercheurs Antoine Math et Wim van Oorschot, a été étudié assez récemment en France, comme l’explique un rapport parlementaire d’octobre 2016. L’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) a été créé en 2003 par des chercheurs en sciences politiques et sociologie pour étudier la question.

  • Comment le mesure-t-on ?

Mathématiquement, c’est simple : il suffit de comparer le nombre de bénéficiaires effectifs d’une aide et le nombre de personnes qui pourraient y prétendre. Par exemple, le nombre de naissances, recensé par l’Insee, permet de connaître les bénéficiaires potentiels du congé paternité. En comparant avec les demandes réellement effectuées auprès des caisses d’allocations familiales, on en déduit un taux de non-recours d’environ 30 % en 2010.

Pas d’outil officiel

Mais quand les aides sont conditionnées à différents critères (revenus, configuration familiale, lieu de résidence…), cela devient beaucoup plus compliqué. Et aucun organisme officiel n’est chargé d’effectuer un décompte systématique du public éligible à chaque prestation sociale. « Il n’y a pas d’outils préexistants ; pour chaque recherche, on recrée des protocoles avec beaucoup de prudence, à partir des bases administratives et d’enquêtes de terrain », explique Héléna Revil, docteure en sciences politique et chercheuse de l’Odenore. Il n’y a donc pas de suivi systématique d’une année sur l’autre et certaines données peuvent être assez anciennes.

D’autres mesures, plus empiriques, sont réalisées par des acteurs de terrain. Ainsi, le Secours catholique utilise les données recueillies anonymement auprès de ses milliers de bénéficiaires pour réaliser un rapport annuel, intégrant le recours aux aides sociales. Une étude réalisée en 2017 par le cabinet Adjuvance pour la Fédération nationale des associations d’aide à domicile (Adessadomicile) a aussi exploré les freins qui empêchent les personnes dépendantes de percevoir des prestations sociales.

  • Quelle est l’ampleur du phénomène ?

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Selon l’étude d’Adessadomicile, réalisée auprès de 1 500 personnes, un tiers ne percevait pas les aides auxquelles elles pourraient prétendre (allocation personnalisée d’autonomie, allocation pour adulte handicapé, allocation d’éducation de l’enfant handicapé, prestation compensatoire du handicap…).

Même pour des aides connues, comme les allocations familiales, le non-recours atteint 31 % parmi les publics les plus fragiles accueillis par le Secours catholique en 2017.

« Parcours du combattant »

Concernant les minima sociaux et les soins médicaux, un rapport parlementaire d’évaluation réalisée en partenariat avec l’Odenore évoque 36 % de non-recours pour le revenu de solidarité active (RSA), soit plus de 3,6 milliards d’euros en 2016. Si la couverture maladie universelle fonctionne plutôt bien (entre 21 % et 34 % de non-recours), l’aide à la complémentaire santé, destinée aux personnes qui ont des ressources un peu supérieures, est un exemple d’aide qui rate sa cible : entre 57 % et 70 % des personnes éligibles ne la perçoivent pas. « C’est un parcours du combattant : il faut d’abord s’adresser à la caisse d’assurance maladie, constituer un dossier, puis se tourner vers des organismes complémentaires… A chaque étape, il y a des incompréhensions qui font que le dossier ne va pas au bout », détaille Héléna Revil.

Le non-recours peut aussi évoluer rapidement. Ainsi, en 2011, seuls 32 % des personnes éligibles au RSA-activité le percevaient effectivement, souvent par ignorance de ce dispositif. Lorsqu’il a été remplacé par la prime d’activité, le gouvernement a donc tablé sur 50 % de recours or, un an après, le taux de recours dépassait 70 % et pourrait même atteindre 90 %… ce qui n’avait pas forcément été prévu. Cela pourrait notamment expliquer la remise en cause du dispositif, évoquée par Gérald Darmanin : « En 2016, quand la prime d’activité a été créée, c’était quatre milliards d’euros. Aujourd’hui, c’est six, alors qu’on a une croissance économique et des créations d’emplois. »

  • Pourquoi est-ce un problème ?

On pourrait penser que tout l’argent non versé en aides sociales constitue autant d’économies pour l’Etat et les collectivités locales. Ou bien que la responsabilité en incombe aux individus, qui ne font pas l’effort d’accéder aux aides ou qui font le choix de s’en passer pour des raisons personnelles. Ce n’est pas l’avis d’Héléna Revil : « Le non-recours attise les inégalités. Pour les personnes qui sont déjà dans des situations fragiles, ne pas bénéficier d’une aide peut avoir des conséquences pour les individus, leur famille mais aussi la collectivité. Concrètement, cela se traduit par des difficultés bancaires, des gens qui ne font pas les courses, donc des problèmes alimentaires… »

Pour les personnes les plus précaires, les aides sociales jouent un véritable rôle d’amortisseur : elles représentent un tiers des revenus des foyers aux revenus les plus faibles en Bretagne, et plus de la moitié dans les Hauts-de-France, selon l’Insee.

Conséquences sanitaires

En matière de santé, le renoncement aux soins entraîne des dépistages tardifs, une aggravation des affections, ou un recours accru aux services d’urgences, qui créent finalement un surcoût pour la collectivité. Un rapport du Haut Conseil à l’égalité alertait en 2017 sur le manque d’accès aux soins (médecine générale, psychologue, gynécologue) des femmes précaires, dont la mortalité par maladies cérébrovasculaires est trois fois supérieure à celle des femmes cadres. Des affections mal soignées ou des difficultés financières peuvent aussi freiner la recherche d’emploi ou les relations familiales.

Sentiment d’incompétence

Au-delà de la vision comptable, la complexité des dispositifs entraîne un sentiment d’incompétence et d’exclusion pour les demandeurs, renvoyés d’un service à l’autre. Selon une enquête du Défenseur des droits, 12 % des personnes qui rencontrent un problème administratif abandonnent les démarches, un taux qui atteint 18 % parmi les personnes précaires et isolées.

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Selon l’Odenore, cette impuissance existe aussi de l’autre côté du guichet, avec des professionnels qui ne maîtrisent pas eux-mêmes l’intégralité des aides disponibles, d’autant que des dispositifs locaux s’ajoutent aux aides nationales.

  • Quelles solutions pour limiter le phénomène ?

La première réponse est d’abord de caractériser le non-recours, en mesurant mieux son ampleur et surtout les raisons invoquées par les bénéficiaires et les agents. Par exemple, aucune donnée ne permet de repérer si ce sont les mêmes individus qui passent à côté de plusieurs aides (non-recours cumulatif).

A la suite d’une étude menée par l’Odenore, la caisse primaire d’assurance maladie du Gard a instauré en 2014 une plate-forme d’intervention pour l’accès aux soins et à la santé chargée de détecter les assurés qui renoncent à des soins et de les accompagner dans leurs démarches (RSA, CMU, ACS…) auprès des administrations partenaires jusqu’au traitement de leur dossier. Le système, jugé efficace, a été étendu à vingt-deux régions et devrait être généralisé à la France entière.

Vers un versement social unique ?

Pour simplifier les démarches et réduire le coût de traitement administratif, une autre piste consiste à automatiser le versement des aides à tous les publics éligibles. Le « versement social unique » est l’une des promesses de campagne d’Emmanuel Macron. Selon Les Echos, cela devrait d’abord se traduire, dès 2019, par une révision du calcul de certaines prestations nationales, qui seraient adossées aux revenus de l’année en cours, et non plus des trois derniers mois (pour le RSA) ou de l’année précédente (pour les aides personnalisées au logement). L’automatisation du versement pourrait arriver en 2020. Une autre promesse consistait à distribuer toutes les prestations le même jour du mois, voire de remplacer plusieurs aides par une seule allocation, mais cette mesure se heurte à des difficultés techniques.

Au niveau financier, le gouvernement assure que la simplification administrative évitera les trop-perçus et engendrera des économies. Pourtant, réduire le non-recours risque en théorie d’augmenter la facture totale de 30 %.

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