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Récit

Comment Macron s'est perdu dans le labyrinthe des retraites

Il y a trois ans, la réforme des retraites faisait figure de mesure emblématique du macronisme, aujourd'hui elle fait hésiter l'exécutif. Retour sur la genèse de cette réforme durant la campagne pour l'élection présidentielle. « Macron Leaks », cathédrale intellectuelle et refus de l'obsession budgétaire : le récit de cette époque souligne les contrastes avec l'approche adoptée depuis l'arrivée au pouvoir.

Emmanuel Macron avait intégré la réforme des retraites dans son projet présidentiel sans en définir précisément les contours.
Emmanuel Macron avait intégré la réforme des retraites dans son projet présidentiel sans en définir précisément les contours. (Florian DAVID/REA)

Par Renaud Honoré

Publié le 6 déc. 2019 à 11:53Mis à jour le 6 déc. 2019 à 17:40

Le titre du document va droit au but, sans fioriture : « Proposition de réforme des retraites en France ». En ce mois de décembre, c'est le texte que toute la Macronie attend. Après des semaines de palabres, le moment des arbitrages approche et il faut se mettre en ordre de bataille avant un printemps électoral qui s'annonce incertain. Il est 18 heures 31 en ce froid vendredi d'hiver, quand le mail et son document en pièce jointe arrivent sur la messagerie d'Alexis Kohler. Le commentaire du bras droit d'Emmanuel Macron repart deux jours plus tard, le dimanche, à une heure du matin. « Le narratif est clair et c'est une bonne base. Le dispositif est moins clair et on ne comprend pas dans quelle mesure, au-delà de la conversion dans une même unité, on différencierait les retraites selon les métiers, la pénibilité, l'espérance de vie, etc. »

Cette réponse ne s'adresse pas à Jean-Paul Delevoye, le haut-commissaire aux Retraites du gouvernement. Nous sommes bien au mois de décembre, mais de l'année 2016, à moins de six mois de l'élection présidentielle en vue de laquelle Emmanuel Macron peaufine son programme. Le texte commenté ? Une note rédigée par Antoine Bozio, grand théoricien en France d'un régime de retraite par points, qu'on peut retrouver en farfouillant dans les « Macron Leaks », disponibles en ligne . A trois ans de distance, c'est comme si les mêmes questions revenaient hanter les nuits des têtes pensantes de la majorité. Cette réforme des retraites est un labyrinthe géant, dont le gouvernement espère enfin sortir en dévoilant les contours de ses plans dans quelques jours. Il suffit de remonter le fil d'Ariane à travers les dédales jusqu'au début de la campagne, pour comprendre les raisons de cette longue errance.

Programme évanescent

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A l'automne 2016, Jupiter ne couche pas encore tous les soirs à l'Elysée. Emmanuel Macron vient de quitter l'équipe gouvernementale de François Hollande et pour beaucoup il est une bulle médiatique appelée à rapidement éclater. Avec d'autres proches comme l'économiste Philippe Martin, David Amiel - le petit prodige de 24 ans repéré au sein du cabinet de Bercy - fait la tournée des experts pour nourrir un programme encore évanescent.

Ce jour-là, ils sont quelques-uns à se réunir dans les minuscules locaux de l'IPP (l'Institut des politiques publiques) autour de son directeur, Antoine Bozio. On parle de politique économique, de cadre budgétaire et de fiscalité. Déjà à l'époque, la garde rapprochée macronienne pense à baisser de 10 milliards d'euros les impôts des ménages, même s'ils n'ont pas encore opté pour la suppression de la taxe d'habitation. La conversation semble gentiment aller à son terme, quand une question surgit côté « marcheurs ». « Et les retraites ? On n'a pas arrêté d'options là-dessus, mais on ne veut surtout pas faire comme François Fillon avec son relèvement de l'âge légal de départ de 62 à 65 ans. »

Forcément, Antoine Bozio a une petite idée sur la question . Les retraites, le normalien presque quadra à l'allure juvénile s'y consacre depuis une dizaine d'années. C'était le sujet de sa thèse, rédigée en 2006 sous la direction d'un certain Thomas Piketty. Ensemble ils écrivent en 2008 un livre intitulé « Pour un nouveau système de retraites ». Les auteurs plaident alors pour « la création d'un système unifié de comptes individuels de cotisations offrant les mêmes droits et les mêmes règles à tous les travailleurs ». Ca rappelle quelque chose à quelqu'un ?

Chemin divergent

Depuis, les chemins des deux hommes ont divergé. Thomas Piketty, qui entretient une détestation viscérale d'Emmanuel Macron, a même manifesté le 5 décembre contre ce régime unique . Antoine Bozio, lui, a continué de creuser le même sillon pendant la dernière décennie. Avant l'élection de 2017, il parle de cette idée de réforme d'ampleur du système de pensions à toutes les écuries qui viennent le voir. A droite, le projet n'intéresse pas, la priorité étant de réduire le poids des retraites dans la dépense publique. Au PS, Benoît Hamon est seulement obsédé par le revenu universel. Chez la France insoumise, on veut avant toute chose ramener l'âge de départ à 60 ans. Personne ne semble intéressé, sauf chez les Marcheurs.

Au vrai, cet intérêt n'a rien de surprenant. Un pilier de la campagne se souvient : « Cette réforme systémique est dans la tête de la mouvance sociale libérale proche d'Emmanuel Macron depuis plusieurs années. Philippe Aghion en parle dans son livre 'Changer de modèle' en 2015, et Jean Pisani-Ferry y a beaucoup réfléchi. » Ce dernier a alors la charge de bâtir le programme économique de campagne de l'ancien locataire de Bercy. Le discret économiste n'est pas du genre à ruer dans les brancards, mais pèse en tout cas de tout son poids pour que cette réforme soit reprise par son candidat. « Elle avait un rôle symbolique évident, en cela qu'elle incarnait parfaitement le credo du macronisme. Mettre en place l'égalité des règles, et faciliter la mobilité à toutes les étapes de la vie, c'est aussi le but de cette réforme », souligne aujourd'hui Jean Pisani-Ferry.

Certes, tout le monde a bien conscience du chantier gigantesque qui s'ouvre. Mais quand on proclame dans un livre son désir de « révolution » , quoi de plus fort que de revoir de fond en comble un édifice datant de 1945 ? Toutes les précédentes réformes étaient paramétriques et financières, Emmanuel Macron pourra, lui, revendiquer un rôle de bâtisseur. Avec en outre l'avantage que cette transformation peut être résumée avec un slogan simple, « à chaque euro cotisé les mêmes droits ». « Ce système à points unifié avait les aspects d'une cathédrale intellectuelle très belle et très pure, et cela a contribué à séduire le candidat. Il ne faut pas mésestimer l'attrait d'Emmanuel Macron pour le débat intellectuel », souligne un acteur de la campagne.

Idées folles

Ah, le débat intellectuel ! A Bercy, certains membres du cabinet redoutaient comme la peste les rencontres de leur ministre avec des chercheurs ou des écrivains. « Ils vont encore lui farcir la tête avec des idées folles. » Mais durant la campagne, ces intellectuels sont bien représentés au QG. Et le techno en chef, Alexis Kohler , s'est un peu éloigné en travaillant la semaine en Suisse pour la compagnie MSC. « C'était une ambiance bien différente de celle qui règne désormais à la tête de l'Etat et notamment à Matignon, où les budgétaires ont pris le pouvoir », persifle un vieux grognard du Macronisme.

A l'époque en tout cas, les idées d'Antoine Bozio suscitent rapidement l'enthousiasme de l'équipe de campagne du candidat. Dans les semaines qui suivent sa première rencontre avec l'entourage de l'ex-locataire de Bercy, l'économiste reçoit la visite de Jean Pisani-Ferry, qui n'a guère besoin d'être convaincu, mais aussi d'Alexis Kohler. « La réforme des retraites n'est pas un sujet sur lequel il a marqué de la réserve, mais ce n'était pas un enthousiaste », se souvient un pilier de la campagne. Un groupe de travail se forme, où l'on retrouve quelques hauts fonctionnaires, notamment Jean-Luc Izard, désormais directeur de cabinet de Jean-Paul Delevoye, ou encore Pierre-André Imbert, devenu depuis conseiller social à l'Elysée. Les notes affluent, notamment celle d'Antoine Bozio le 15 décembre. On ne parle pas de « clause du grand-père », seulement d'une transition sur dix ans.

Les experts se donnent de la peine, ils cogitent, ils s'agitent et puis ils s'interrogent. Le 21 décembre 2016, Alexis Kohler écrit dans un mail : « On doit aussi déterminer si on se fixe un objectif d'économies ». Trois ans après, on a l'impression qu'il se pose toujours la même question . Pourtant à l'époque, celle-ci est vite tranchée : pas question que cette réforme emblématique soit parasitée par des mesures budgétaires. L'équipe de campagne exclut donc ces fameuses mesures paramétriques dont on parle tant aujourd'hui pour réaliser des économies.

Le contexte n'est, il est vrai, pas tout à fait le même. Le système de retraites paraît alors à l'équilibre financier, ce qui n'est plus le cas. Mais cela n'explique pas tout. « On aurait pu avoir d'autres raisons de vouloir faire des économies sur les pensions, ne serait-ce que parce qu'elles pèsent lourdement sur les comptes publics en représentant 14 % du PIB. Mais notre but était de promouvoir une mesure de justice sociale », se rappelle un historique de la campagne. Les implications budgétaires d'autres mesures symboliques - comme le fait de passer le budget de la Défense à 2 % du PIB ou la suppression de la taxe d'habitation - suscitent des controverses parmi les proches d'Emmanuel Macron. Pas la réforme des retraites.

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Grand oral

Il reste seulement à obtenir l'approbation finale du patron. Mi-février, Antoine Bozio est convié à un grand oral au QG de campagne, rue de l'Abbé-Groult dans le 15e arrondissement de Paris, où le projet doit être présenté au candidat. Depuis trois jours, celui-ci doit surtout se débattre avec la polémique provoquée par sa sortie en Algérie sur la colonisation qualifiée de « crime contre l'humanité ». Cela n'a pas l'air de le perturber. Il bombarde de questions Antoine Bozio, surpris de la vitesse avec laquelle Emmanuel Macron s'approprie le dossier. A la fin de la réunion, Jean Pisani-Ferry se tourne vers le candidat. « Alors, on prend la mesure dans le programme ? ». Emmanuel Macron opine. « Feu ! », comme il a l'habitude de l'écrire après avoir pris une décision.

Mais la mèche s'est depuis éteinte. Trois ans après, le sort de la réforme paraît incertain. Au printemps 2017, Emmanuel Macron voulait pourtant faire vite, envisageait une loi-cadre fin 2017. Très vite, Jean Pisani-Ferry tempère ces ardeurs, rappelant l'ampleur du chantier. Averti de cette impatience jupitérienne, Antoine Bozio freine également, et envoie aux équipes une « to-do list » : tous les problèmes à résoudre avant la promulgation de la réforme, le tout tenant sur rien moins qu'une dizaine de pages !

Une tâche herculéenne, mais pas impossible, juge-t-il. Le chercheur rêve alors d'une concertation transparente s'ouvrant rapidement après l'élection présidentielle, avec des objectifs clairement revendiqués. Mais rien ne se passera avant 2018, et les certitudes de la campagne ne semblent pas complètement partagées par les ralliés au nouveau pouvoir« Depuis dix ans que je défends cette réforme systémique, les plus fortes oppositions sont toujours venues de la haute administration qui la juge impossible à faire. Je trouvais ça plutôt rafraîchissant de voir en 2017 un jeune haut fonctionnaire comme Emmanuel Macron prendre le contre-pied. Là j'ai l'impression que la haute administration qui se trouve en force à Matignon a repris le pouvoir », juge Antoine Bozio. La sortie du labyrinthe approche, mais est-ce la même que celle qui se dessinait en 2017 avant les élections ?

Renaud Honoré 

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