Interview

Après les marches pour le climat, «l’amorce d’une rupture avec le néolibéralisme»

Pour Nicolas Haeringer, de l'ONG 350.org, le succès des manifestations comme celles de samedi témoigne d'un réveil citoyen quant à l'urgence de la situation et la nécessité d'agir.
par Coralie Schaub
publié le 14 octobre 2018 à 18h23
(mis à jour le 14 octobre 2018 à 18h33)

Sur les banderoles, on pouvait lire, «Changeons le système, pas le climat», «Chaud devant», «Aux arbres citoyens !»… Samedi, alors que de nouveaux records de températures ont été atteints, en moyenne neuf à dix degrés au-dessus des normales saisonnières (avec notamment 27,2°C à Paris, où il n'avait pas fait aussi chaud à cette période de l'année depuis 1921), ils étaient environ 120 000 selon les organisateurs (soit presque autant que le 8 septembre, quand 130 000 personnes étaient descendues dans la rue) à manifester dans toute la France au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Et ce, peu de temps après la publication du dernier rapport du Giec, dans lequel les experts climat de l'ONU appellent le monde à engager des transformations «rapides» et «sans précédent», s'il veut limiter le réchauffement à 1,5°C. Entretien avec Nicolas Haeringer, coordinateur de l'association 350.org, un «mouvement citoyen mondial pour relever le défi climatique».

Les manifestations de samedi ont rassemblé presque autant de personnes que celles du 8 septembre. Est-ce selon vous la marque d’un réveil citoyen massif ?

Il y a une lame de fond, c’est clair. C’est une vague qui démarre, le début de quelque chose. Le 8 septembre, on pouvait dire que c’était la marque d’un émoi après la démission de Nicolas Hulot du ministère de la Transition écologique. Et c’était une journée mondiale d’actions, donc des ONG comme 350.org et Attac étaient sur les rangs depuis longtemps. Tandis que là, c’est différent, aucune organisation ne peut revendiquer la paternité ou la maternité de quoi que ce soit. La deuxième chose assez remarquable, c’est que comme le 8 septembre, il y a eu du monde dans près de 80 villes et villages, ce n’était pas qu’une manif à Paris, les gens veulent se mobiliser au plus près de chez eux. Même dans les grands mouvements portés par des organisations syndicales, on a rarement une distribution aussi large sur le territoire. Troisième chose : cette fois-ci, ce sont d’abord des gens non liés à des ONG qui se sont organisés sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux. Cela confirme ce qu’on constate depuis un certain temps déjà : de plus en plus, le début des mobilisations échappe aux organisations.

Le nouveau site «Il est encore temps», dont l’ambition est de fédérer cette énergie citoyenne, semble avoir joué un rôle important. Avec à l’appui, une vidéo dans laquelle une quinzaine de Youtubeurs invitent chacun à se mobiliser…

Le succès viral de ce site vient renforcer cette mobilisation, autant que cette mobilisation le renforce. L'un et l'autre sont étroitement liés. Sans les marches du 8 septembre et sans cette lame de fond qui monte, il n'y aurait pas eu autant de Youtubeurs qui se seraient mis d'accord. Cette vidéo a été vue plus de 7 millions de fois, l'équivalent de celle lancée par Nicolas Hulot avec des Youtubeurs en 2015 avant la COP21 pour porter son appel «Osons», alors qu'il avait des moyens de communication autrement plus importants. Et plus de 150 000 personnes se sont inscrites sur la plateforme «Il est encore temps». Avec quelque chose d'intéressant : ce n'est pas juste un nombre de signatures, les gens inscrits sont très réactifs, ils interagissent, vont sur d'autres sites, comme celui de l'ONG Réseau Action Climat (RAC)-France, qui a connu la plus grosse fréquentation de son histoire après le lancement de la plateforme. Les gens ne laissent plus seulement une adresse mail, mais cherchent à savoir ce qu'ils peuvent faire.

On a l’impression qu’il se passe surtout quelque chose chez les jeunes. Des étudiants de grandes écoles qui ne sont pas réputées pour être des repères d’écolos barbus (HEC, Polytechnique, Normale sup', CentraleSupélec, AgroParisTech) ont lancé un «manifeste étudiant pour un réveil écologique»…

C'est un peu comme si tout le travail de longue haleine que faisaient les ONG, les mouvements sur le climat et les multiples appels parus ces derniers mois dans la presse (comme celui dans le Monde l'an dernier, dans Libération en septembre, ou ceux de Juliette Binoche et d'Aurélien Barrau dans le Monde), dont on pouvait se demander à quoi ils pouvaient bien servir, rencontrait aujourd'hui cette prise de conscience.

Après, ce qu'ont les organisations par rapport aux individus, c'est la capacité à penser des stratégies et à s'inscrire dans le long terme. L'enjeu est de trouver des manières de prolonger cet élan, de le canaliser, le structurer, sans que les organisations ne récupèrent la dynamique, mais en étant en mesure de s'inscrire dans la durée. Car ce qui fait que ça a marché, y compris «Il est encore temps» et la vidéo des Youtubeurs, c'est qu'on reste sur un message assez général et très consensuel. Ce qui est hyper important, évidemment. Maintenant, il faut arriver à atterrir sur des revendications un peu plus précises, pour gagner quelques batailles. L'émoi est parti de la démission de Hulot, qui a livré un message de rupture assez fort en disant que l'action pour le climat n'est pas soluble dans le néolibéralisme. Et c'est cette rupture-là qu'il faut amorcer, sans retomber dans ce qui ne va intéresser que des militantes et des militants.

Comment l’amorcer, cette rupture ?

La réponse, c'est une approche par campagnes. Par exemple, notre campagne sur le Livret développement durable et solidaire (LDDS), qu'on porte avec Attac, et qui a une capacité à résonner dans le grand public. Car 24 millions de personnes en France détiennent un LDDS, et parmi elles, il y en a qui ont choisi ce placement parce qu'elles veulent soutenir la transition, des initiatives de rénovation énergétique ou l'économie sociale et solidaire et qui se rendent compte que cet argent est en fait en grande partie placée dans l'industrie des énergies fossiles. Nous interpellons les banques qui collectent l'argent du LDDS et la Caisse des dépôts, en leur demandant si elles peuvent nous garantir que cet argent n'est pas utilisé pour soutenir l'industrie fossile. La réponse est évidemment non, et du coup, on leur demande de prendre les mesures nécessaires pour que pas un euro de l'argent du LDDS n'aille à l'industrie, pour qu'il aille exclusivement à la transition. C'est une proposition claire, précise.

C'est aussi ce que font les Amis de la Terre avec leur campagne sur les banques. Il faut essayer de trouver des campagnes de ce genre-là qui te parlent à toi, individuellement. Ce que disent les marches du 8 septembre et du 13 octobre, c'est «on veut agir». Avec ce type de campagnes, nous les ONG disons que l'une des manières d'agir, c'est de retirer son consentement. On contribue chaque jour à ce problème climatique et écologique en plaçant de l'argent dans des dispositifs financiers ou dans des banques qui ensuite l'utilisent pour détruire le climat. On peut retirer ce consentement, on peut cesser de coopérer, c'est une très belle porte d'entrée, c'est très fort, c'est l'étape après la marche.

Nicolas Hulot a dit que les petits pas ne suffisent pas…

Oui, mais quand il a dit cela, il parlait des petits pas des gouvernements. Les petits pas individuels restent extrêmement importants. Il ne s'agit pas de dire qu'on va arrêter de consommer local, il faut continuer à le faire. Et les campagnes de désinvestissement, qui sont un peu des formes de boycott, permettent de manifester explicitement qu'on ne veut plus coopérer à ces mécanismes de destruction. C'est un petit pas pour les individus, mais un grand pas pour le mouvement pour le climat.

Si on engage cette grande transition ou ce basculement, cette rupture, une économie libérée de l'extractivisme ne ressemblera en rien à l'économie actuelle. Les marches pour le climat, c'est une alliance de gens avec des intérêts très divers, et c'est autour de ces revendications qu'on a le plus d'opportunités de changer le système. L'extraction des ressources naturelles, de la force de travail sous toutes ses formes, la domination de la nature et des humains entre eux, sont en grande partie liées à notre dépendance aux combustibles fossiles ou à des minerais tels que l'uranium. L'un ne va pas sans l'autre, et le pétrole ou l'uranium sont les carburants du système néolibéral. Donc à partir du moment où on se détourne de ces carburants, on change aussi les structures d'organisation sociale. C'est ce qui se joue dans les marches pour la justice climatique et la justice environnementale. Elles sont encore embryonnaires, c'est le tout début d'un mouvement, mais il y a bien cette volonté de dire «nous, on n'est pas d'accord avec ce qu'ils font», il y a la construction d'un «nous» et d'un «eux» qui est la base de tout mouvement de transformation.

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