Pansement noir : pourquoi ça n'a pas collé en France

Pansement noir : pourquoi ça n'a pas collé en France
La journaliste et militante Rokhaya Diallo ( (ALBERTO E. RODRIGUEZ / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP))

Lancé en 2007, le pansement "pour peaux mates et bronzées" a fait flop à peine deux ans plus tard.

Par Bérénice Rocfort-Giovanni
· Publié le · Mis à jour le
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Article publié le 11 mai 2018 et mis à jour le 16 mai 2018.

On a eu beau fouiller, on n’a rien trouvé. A côté du classique pansement beigeasse-rose, les marques les plus connues (Hansaplast, Urgo, Mercurochrome) ou de distributeurs (Carrefour, Monoprix) proposent bien des modèles "la Reine des neiges", "My Little Pony", transparents…

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Mais pas un pansement n’est adapté à la couleur des peaux noires ou foncées.  

Pour avoir dénoncé cela à la télévision, et plus généralement, pour avoir dit qu’il y avait trop peu de produits pensés pour les Noirs, la journaliste et militante antiraciste Rokhaya Diallo a reçu un torrent de commentaires moqueurs et racistes sur Twitter. Le #sparadrapgate – car la polémique a désormais un nom – a redoublé lorsqu’une photo a émergé sur le réseau social : celle d’une boîte de pansements Mercurochrome en deux teintes "Peaux mates et bronzées".

Rokhaya Diallo aurait donc raconté n’importe quoi !

La loi du marché

Sauf que Rue89 a contacté le fabricant : le produit, seule tentative du genre connue en France, n'est plus vendu. Sorti en janvier 2007, il a cessé d'être commercialisé à peine deux ans plus tard.

Dorothée Vuibert, responsable de la communication au sein des laboratoires Juva Santé, auxquels appartient Mercurochrome, explique les raisons de ce flop :

"La durée de vie de ce pansement a été très courte, il n'a pas rencontré son public. Les grandes et moyennes surfaces piochent dans notre catalogue de produits, décident de ce qu'elles vont référencer, autrement dit, mettre en rayon.

La première année, les enseignes ont acheté à Mercurochrome 25.000 boîtes. C'est très peu, un pansement classique se vend dix fois plus. On a vu que le produit ne fonctionnait pas car l'année suivante, les magasins n'ont plus commandé que 3.700 boîtes, ce qui veut dire qu'il leur restait encore beaucoup de stock à écouler."

Mai Lam Nguyen Conan, consultante, auteure de "Le marché de l’ethnique, un modèle d’intégration ? Halal, casher, beauté noire" (Michalon, 2011), observe que "ce n’est pas parce qu’il y a un besoin que la demande va  suivre, c’est la loi du marché. L’acte d’achat est quelque chose de compliqué, souvent contradictoire. Le sparadrap doit-il s’inviter dans le débat public alors qu’il est question ici de libre marché ?"

La chair de qui ?

Dorothée Vuibert pointe un lancement "difficile, à tâtons" :

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"Après un benchmark à l'étranger [une analyse des pratiques marketing et des performances d’autres entreprises, NDLR], nous avions repéré qu'aux Etats-Unis, des pansements existaient pour toutes les carnations. On a choisi deux teintes pour le nôtre. Pour les définir, on a pris pour modèles deux collaboratrices en interne, une femme métisse et une femme à la peau de couleur noire. On n'avait aucune donnée précise sur le marché visé car les statistiques ethniques n'existent pas en France."

Au moment de sa sortie, le positionnement du pansement pour "peaux mates et bronzées" semble en tout cas peu lisible. Il faut lire un article paru à l’époque dans l'hebdomadaire féminin"Elle". Intitulé "Panser bronzé", le texte s’adresse aux vacancières de retour au bureau : "Vous voilà toute dorée après un séjour délicieux sur une plage de sable fin." 

Et poursuit ainsi : "Avoir un pansement coordonné à son épiderme hâlé – et pas un papier collant tout blanc jurant avec notre pelage – c’est tout de même ultra-pointu, follement fashion." Le "pelage" visé par cette promo déguisée n’est donc certainement pas celui des femmes noires.

Encore aujourd’hui, nombre de pansements vendus en grande surface ou en pharmacie portent la mention "couleur chair". Mais la chair de qui ?

"Presque invisible"

Le magazine culturel américain "The Atlantic" relate comment ce mot s’est imposé pour qualifier la couleur des pansements. Lorsque Johnson and Johnson, géant pharmaceutique, invente en 1920 ce qui allait devenir un produit de grande consommation, il n'est disponible qu’en une seule teinte : rose pâle.

En 1955, la société vante à la télé les mérites de sa création "couleur chair, presque invisible".

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"Les industriels prennent comme standard des normes soi-disant universelles, comme les tailles 36-38 pour les vêtements, par exemple", dénonce Mai Lam Nguyen Conan.

"Racisme quotidien"

Même aux Etats-Unis, pays pourtant cité en exemple par Rokhaya Diallo, le pansement noir peine à s’imposer. "The Atlantic" raconte le fiasco commercial de "Ebon-aid", une marque créée en 1998 qui proposait des pansements "réglisse", "café", "cannelle" et "miel" .

Quatre ans plus tard la société faisait faillite, alors que son fondateur avait calculé que les Afro-Américains et les Latinos représentaient plus d’un quart des consommateurs.

La polémique s'est étendue jusqu'en Suède. Il y a trois ans, la militante d'origine colombienne Paula Dahlberg a qualifié sur son blog les pansements clairs de "racisme quotidien". L'agence nationale pharmaceutique Apoteket a dû présenter ses excuses et a annoncé qu'elle cesserait de lier l'expression "couleur de peau" aux pansements beiges.

En France, le "revival" du pansement noir n'est pas à l'ordre du jour. "Ce n'est pas non plus totalement exclu, s'il y a un vrai besoin, dit Dorothée Vuibert, des laboratoires Juva Santé. En attendant, il existe un pansement liquide en film, transparent, adapté à toutes les couleurs de peau."

Qu'importe si celui-ci coûte deux fois plus cher qu'un pansement "chair".

Bérénice Rocfort-Giovanni
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