Thomas Piketty: «Par certains côtés, les inégalités sont actuellement plus fortes qu'en 1913»

Thomas Piketty: «Par certains côtés, les inégalités sont actuellement plus fortes qu'en 1913»
Un bateau de pêche sortant du port de Nice, en juillet 2013, devant une brochette de yachts particulièrement luxueux. (©LIONEL CIRONNEAU/AP/SIPA)

Parcourant trois siècles et plus de vingt pays, l'économiste Thomas Piketty publie une somme ambitieuse sur «le Capital au XXIe siècle» et la répartition des richesses. Il s'en explique dans un grand entretien à lire cette semaine dans «l'Obs». Extraits.

Par Le Nouvel Obs
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Le Nouvel Observateur Vous publiez une somme, «le Capital au XXIe siècle». C'est autant un livre d'histoire que d'économie dans lequel vous écrivez aussi que Balzac ou Jane Austen décrivent fidèlement les problèmes de partage de la richesse et du patrimoine. Est-ce une manière de dire que l'économie est incapable de fournir à elle seule les bonnes réponses à une étude du capital?

Thomas Piketty Oui, bien sûr. Dans ce livre, je tente d'écrire l'histoire du capital depuis le XVIIIe siècle, et d'en tirer des leçons pour l'avenir. Pour espérer faire quelques progrès sur une question aussi complexe, il est évident qu'il faut procéder avec pragmatisme, et utiliser des méthodes et des approches qui sont celles des historiens, des sociologues et des politistes autant que celles des économistes. Dans ce travail, j'ai d'abord cherché à rassembler des sources historiques aussi complètes que possible sur la dynamique des revenus et des patrimoines, portant sur trois siècles et plus de vingt pays. Cela me permet de reprendre le fil des grandes controverses sur ces questions, de Marx à Kuznets en passant par Malthus et Leroy-Beaulieu, mais avec beaucoup plus de données.

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Les matériaux littéraires jouent également un rôle important dans mon enquête. Ils n'ont certes pas la systématicité des déclarations de revenus - disponibles annuellement dans la plupart des pays depuis la Belle Epoque - ou des archives successorales - qui en France m'ont permis de remonter jusqu'à la Révolution. Mais ils sont par certains côtés plus riches encore. La question de la répartition des richesses est trop importante pour être laissée aux seuls économistes, historiens et philosophes. Elle intéresse tout le monde, et c'est tant mieux.

Des romanciers comme Balzac ou Jane Austen ont une connaissance intime de la hiérarchie des fortunes en vigueur autour d'eux. Ils en saisissent les frontières secrètes, ils en déroulent les implications pour la vie de ces hommes et de ces femmes, leurs stratégies d'alliance, leurs espoirs et leurs malheurs, avec plus de vérité que toutes les statistiques. Dans «le Père Goriot», Vautrin explique à Rastignac que les études et le mérite ne mènent nulle part, et que la seule façon d'atteindre la véritable aisance est de mettre la main sur un patrimoine. Ce terrible discours s'appuie sur des éléments précis.

Dans mon livre, j'ai voulu savoir si le discours de Vautrin était exact (en l'occurrence, il l'était à l'époque), et j'ai voulu comprendre pourquoi et comment ce type de structure inégalitaire évolue au cours de l'histoire. Est-on bien sûr que l'équilibre entre les revenus du travail et les revenus hérités s'est transformé depuis l'époque de Vautrin, et dans quelles proportions ? Ensuite et surtout, à supposer qu'une telle transformation ait bien eu lieu, au moins en partie, quelles en sont exactement les raisons, et sont-elles éternelles ?

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06 09 13 ThomasPiketty SIPA

Directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'Economie de Paris, THOMAS PIKETTY (ici en 2006) a notamment publié «les Hauts Revenus en France au XXe siècle» (Grasset, 2001), «Pour une révolution» avec C. Landais et E. Saez (Seuil/ La République des Idées, 2011) et «Peut-on sauver l'Europe?» (Les Liens qui libèrent, 2012).

Il publie cette semaine au Seuil «le Capital au XXIe siècle».

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(©RILLON/NECO/SIPA)

Pour vous, contrairement à ce que prétend la doctrine libérale, le marché ne réduit pas automatiquement les inégalités. Les inégalités aujourd'hui sont-elles vraiment aussi criantes que celles de la Belle Epoque il y a cent ans ?

Sur le long terme, la principale force d'égalisation des conditions n'est pas tant le marché que la diffusion des connaissances. Or cette force ne tombe pas du ciel : elle exige notamment des institutions éducatives permettant à chacun d'accéder aux savoirs et aux qualifications. [...]

L'erreur de Marx a été de négliger la croissance. L'erreur des libéraux a été de croire que la croissance et la concurrence pouvaient tout régler. L'inégalité r > g n'a rien à voir avec une quelconque «imperfection» du marché. Bien au contraire : plus le marché du capital est «parfait», au sens des économistes, plus elle a de chances d'être vérifiée, surtout lorsque la croissance s'abaisse durablement.

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Par certains côtés, les inégalités sont actuellement encore plus fortes qu'en 1913, même s'il existe aujourd'hui une classe moyenne patrimoniale qui faisait défaut il y a un siècle. Cet acquis s'explique pour partie par la croissance, qui demeure malgré tout plus forte que dans les siècles passés, et par des institutions publiques (Etat social, services publics, fiscalité progressive, notamment) aujourd'hui menacées.

Pour vous, tout entrepreneur qui réussit devient un rentier. Nos sociétés méritocratiques sont-elles condamnées à devenir des sociétés de rentiers ?

Je ne dis pas exactement cela : je dis simplement que les forces poussant dans cette direction sont puissantes, particulièrement dans les sociétés de croissance économique et démographique lente, et qu'elles ne peuvent être durablement contrebalancées que par des institutions spécifiques et des politiques fiscales adéquates. Les entrepreneurs sont indispensables pour la croissance économique et l'innovation. Le problème, c'est le passage du temps.

Prenons Eugène Schueller. En 1909, il invente des teintures pour cheveux qui feront la fortune de L'Oréal, à la façon d'un César Birotteau un siècle plus tôt. En 2013, sa fille Liliane Bettencourt fait toujours partie des plus grandes fortunes mondiales, alors même qu'elle n'a jamais travaillé. Entre 1990 et 2010, son patrimoine est passé de 2 milliards à 25 milliards de dollars, soit une progression moyenne de 13% par an (environ 11% par an de rendement réel, après déduction de l'inflation), très exactement autant que Bill Gates, dont la fortune est passée de 4 à 50 milliards.

Ce cas extrême illustre un phénomène plus général: au-delà d'un certain seuil, la fortune se reproduit toute seule, à un rythme beaucoup plus rapide que la croissance économique. Il s'agit d'une logique redoutable dans ses conséquences à long terme, ce dont même les plus fervents défenseurs du marché feraient bien de se soucier. Se reposer uniquement sur la générosité privée pour résoudre cette contradiction logique est un peu léger.

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Peut-on réguler le capital au XXIe siècle ?

Au XXe siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé, et qui ont donné temporairement l'illusion d'une diminution structurelle des inégalités et d'un dépassement du capitalisme. Pour que le XXIe siècle invente un dépassement à la fois plus pacifique et plus durable, il est urgent de repenser le capitalisme dans ses fondements, sereinement et radicalement, et de bâtir une puissance publique adaptée au capitalisme globalisé de notre temps.

L'Union européenne représente environ un quart du PIB mondial (comme l'Amérique du Nord). Elle a un modèle social à défendre et à promouvoir. L'Europe, pour peu qu'elle s'unisse, a une surface économique et financière suffisante pour prendre en main la régulation du capitalisme mondialisé actuel. A condition qu'elle cesse de se comporter comme un nain politique et une passoire fiscale ! Le total des patrimoines (actifs immobiliers et financiers, nets de toutes les dettes) détenus par les Européens est le plus élevé du monde, loin devant les Etats-Unis et le Japon, très loin devant la Chine.

Contrairement à une légende tenace, ce que les Européens possèdent dans le reste du monde est nettement plus élevé que ce que le reste du monde possède en Europe. Notre crise de la dette semble insurmontable, alors même que notre niveau d'endettement public est plus faible que dans le reste du monde riche. Cette impuissance collective continuera tant que nous choisirons d'être gouvernés par des petits pays en concurrence exacerbée les uns avec les autres (la France et l'Allemagne seront bientôt minuscules à l'échelle de l'économie-monde), et par des institutions communes totalement inadaptées et dysfonctionnelles. 

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Vous faites campagne pour l'instauration d'un impôt progressif sur le capital. Pourquoi et n'est-ce pas utopique?

L'impôt progressif sur le revenu a été la grande innovation fiscale du XXe siècle. L'impôt progressif sur le capital pourrait jouer un rôle comparable au XXIe siècle. Il est l'institution adéquate permettant à la démocratie et à l'intérêt général de reprendre le contrôle des intérêts privés et des dynamiques inégalitaires à l'oeuvre, tout en préservant l'ouverture économique et les forces de la concurrence, et en repoussant les replis nationalistes, protectionnistes et identitaires, qui ne mèneront qu'à des frustrations plus terribles encore.

A dire vrai, il existe déjà un peu partout des impôts annuels sur le patrimoine, notamment immobilier, au travers de taxes foncières. [...] Le problème est que de tels impôts ne peuvent pas être prélevés correctement au niveau strictement national : il faut aussi passer à l'échelon régional, continental, voire mondial. Cela peut sembler utopique. Mais c'est d'une certaine façon dans cette voie que se dirigent les projets actuellement débattus de transmissions automatiques d'informations bancaires internationales. [...]

Propos recueillis par Jean-Gabriel Fredet et François Armanet

 La version intégrale de ce grand entretien est à lire dans "l'Obs" du 29 août 2013

 «L'économie se comporte comme une religion»

 Crise du capitalisme: André Gorz avait tout compris

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Source : "le Nouvel Observateur" du 5 septembre 2013. 

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