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Libération

Face à l'Hadopi, les échanges retournent dans la rue

par Sophian Fanen
publié le 9 juillet 2012 à 17h23
(mis à jour le 10 juillet 2012 à 11h50)

On ne sait toujours pas ce qu'il va advenir de l'Hadopi, de ses 13 millions d'euros de coût de fonctionnement par an et des dossiers qui dorment sur les bureaux de divers procureurs à travers le pays. la Haute autorité elle-même préfère attendre les décisions du nouveau gouvernement, et a donc aujourd'hui suspendu l'adoption de son budget pour 2013. Sage décision.

En attendant, la riposte graduée fait toujours partie du paysage français et continue de changer les pratiques -- pas forcément dans le sens souhaité.

Le groupe de recherche M@rsouin , qui travaille sur les usages du monde numérique au sein de l'université de Rennes 1, avait déjà publié en 2010 (donc avant l'entrée en fonction de la riposte graduée) une étude qui montrait que la menace de sanction de la riposte graduée ne ferait que faire migrer les usagers vers d'autres techniques de piratage. Ce qui s'est effectivement vérifié depuis, couplé à l'implosion du modèle du téléchargement direct dans la foulée de la fermeture des sites du groupe Mega (MegaUpload etc.) fin janvier.

Le même groupe de recherche, associé pour le coup à une équipe du Crem (Centre de recherche en économie et management, université de Rennes 1), publie aujourd'hui une étude en deux volets préliminaires (une analyse plus en profondeur doit être réalisée), basée sur des questions posées en avril-mai 2012 à 2000 personnes (échantillon représentatif de la population des internautes selon la méthode des quotas). On aurait souhaité une étude plus vaste, mais ce que ces études disent sur la perception de la mission de l'Hadopi et sur l'évolution des pratiques d'échange est intéressant.

L'étude s'intéresse notamment à la façon dont la Haute autorité est perçue «par les internautes français» . Première conclusion: les internautes interrogés connaissent mal la mission de l'Hadopi. «75% des internautes savent que les technologies de peer‐to‐peer sont surveillées par l'Hadopi mais 68% [...] pensent que le téléchargement sur des sites de stockage [du type MegaUpload, ndlr] fait aussi l'objet d'une surveillance [...]. Plus surprenant, 12% estiment que l'Hadopi surveille les échanges de la main à la main.»

Ensuite, presque un tiers (31%) pensent qu'une amende «peut être infligée avant le troisième avertissement» . Au final, «seulement 7% ont effectivement une connaissance parfaite du dispositif» de la riposte graduée. La mission de clarté et de pédagogie de la Haute autorité semble donc avoir échoué. Or, selon l'étude du groupe M@rsouin, ce flou sur les missions et les moyens de l'Hadopi a une conséquence directe: «Les individus connaissant parfaitement le dispositif de l'Hadopi estiment que le risque de détection [d'un téléchargement illégal] est plus faible que ceux qui [le] connaissent mal.»

«Ce qui se dégage, c'est qu'un réseau amplifié d'échanges de la main à la main se met en place,

explique à Ecrans.fr Raphaël Suire, co-auteur de l'étude.

Une partie des personnes interrogées se disent “je ne suis plus certain de vouloir télécharger ce film ou ce disque”, et font alors appel à des fournisseurs spécialistes, qui sont les meilleurs connaisseurs du dispositif de la Hadopi et vont échanger via une clé USB ou un disque dur.»

Eux

«savent trouver»

des contenus, ce qui est devenu

«plus compliqué»

depuis que les échanges par peer-to-peer ont été largement abandonnés et que les solutions de téléchargement direct ont été affaiblies. Selon l'étude,

«51% des internautes ont [ainsi] déjà acquis de la musique, des films ou des séries en les copiant à l’aide une clé USB ou un disque dur»

. Une pratique dont l'illégalité reste soumise à de nombreux points de droit. Dans tous les cas, les échanges se font toujours par des chemins détournés, Hadopi ou pas Hadopi.

Les «fournisseurs spécialistes» , qui sont «surtout des 15-24 ans» , restent «des amis, la famille ou des collègues» , et «il ne s'agit pas d'échanges contre de l'argent» , continue Raphaël Suire. De même, il est difficile de quantifier l'augmentation de ces échanges de proximité depuis l'entrée en vigueur de la riposte graduée, puisqu'ils n'étaient jusqu'ici pas étudiés dans les diverses enquêtes sur son impact. Dans tous les cas, ces échanges existent depuis la démocratisation des divers supports (33 tours, VHS, cassette audio, CD...). C'est leur place notable dans la hiérarchie des échanges avoués par les internautes questionnés qui interpelle les chercheurs bretons.

Partant de ce constat surprenant, les auteurs tracent de plus un parallèle, uniquement social, entre l'organisation de ces échanges et «ce que l'on observe dans d'autres réseaux supportant des échanges illicites comme les circuits de distribution de produits stupéfiants. Parmi les internautes qui déclarent acquérir des contenus audio en utilisant des supports de stockage amovibles, 27% d'entre eux déclarent prendre mais ne jamais partager ces contenus [...] Ces comportements dits de "passager clandestin" sont caractéristiques des réseaux d'échange asymétrique où certains sont amenés à partager plus que d'autres. Ce sont de simples consommateurs-usagers.»

Pour Raphaël Suire, si la Hadopi veut contrer ces échanges-là, il faudra «une police des cours de récréation ou une police d'appartement. [...] Ou alors surtaxer les supports comme les clés USB ou les disques durs.» Ou en finir avec la guerre ingagnable contre les échanges non-marchands, ce qui ne veut pas dire négliger les sources qui font de l'argent en diffusant des contenus sans rémunérer les filières créatrices. Dans tous les cas, comme l'ont pointé de nombreuses études et comme le rappelle Raphaël Suire, «les gros téléchargeurs restent de gros acheteurs. Ce dont on est certain, c'est que le coût social et financier de la riposte graduée est bien supérieur au bien-être collectif.»

L'Hadopi, si elle continue à exister sous une forme ou une autre, pourrait de plus être très vite dépassée (oui, encore un peu plus) par la mutation rapide des usages. Ainsi, la deuxième partie de l'étude , et notamment des données qui doivent encore être publiées, confirme ce que l'on constate au quotidien: «Les plus jeunes n'ont plus d'envie de possession, commente Raphaël Suire. Ce qui est important pour eux, c'est l'accès au contenu, tout le temps et partout. La bascule se fait dans la tranche des 25-34 ans, qui continuent à acheter et à vouloir posséder.»

Dans ce domaine, «les internautes sont encore assez peu nombreux à utiliser les services payants en ligne, ils privilégient les services gratuits (catchup Tv, streaming gratuit), et les échanges de proximité sont [là aussi] le moyen le plus répandu pour se procurer des fichiers audio ou vidéo» , devant le téléchargement direct et le peer-to-peer.

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