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En Grèce, le travail au noir ne connaît pas la crise

Le phénomène prospère sur les difficultés économiques du pays. Certains employés préfèrent renoncer à leurs droits pour gagner plus d’argent.

Par  (Athènes, envoyée spéciale)

Publié le 04 juillet 2015 à 04h04, modifié le 06 juillet 2015 à 18h21

Temps de Lecture 6 min.

Dans un salon de coiffure du quartier contestataire Exarchia, à Athènes.

« Tout le monde à Athènes a, au moins une fois dans sa vie, travaillé au noir », déclare, bravache, Xenofontas. Ce jeune homme filiforme de 32 ans, qui préfère garder l’anonymat, est salarié dans un magasin de disques du centre de la capitale grecque. En 2014, pendant six mois, il a également enseigné la musique dans une école privée. Sans être déclaré. « Je bénéficiais de l’assurance-maladie et cotisais pour ma retraite à la boutique. Cette activité complémentaire me permettait de toucher plus d’argent. » D’après un sondage publié en 2014 par la Commission européenne, plus de 30 % des employeurs du pays avaient rémunéré un de leurs subordonnés au noir l’année précédente.

« Les mesures d’austérité prises par les créanciers du pays depuis le début de la crise n’ont fait qu’accentuer un phénomène qui s’était déjà imposé comme un pilier de notre économie, explique-t-on à la Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE). Il faut cependant prendre un peu de distance avec les données. » Même son de cloche à l’organisme national de l’Inspection du travail : « C’est presque impossible à quantifier. Les chiffres dont on peut disposer au sein de notre organisme sont ceux des entreprises effectivement sanctionnées, ce qui n’est que la partie émergée de l’iceberg. »

Apostolos Kapsalis, le secrétaire général de cette instance de contrôle, explique que le précédent gouvernement, celui d’Antonis Samaras, a augmenté considérablement, il y a deux ans, le montant de l’amende pour les sociétés prises en faute. Entre 2013 et 2015, explique-t-il, la proportion d’entreprises pénalisées est passée de 40,2 % à 5 %. Mais, pour lui, ces données ne reflètent pas pour autant une baisse du travail au noir. En effet, le nombre d’inspections et d’inspecteurs a probablement lui aussi chuté.

«  En cas de contrôle, je devais dire que c’était la boutique de mes parents et que je venais leur donner un coup de main »

« Hors des régions d’Athènes et de Thessalonique, on a de grandes difficultés à mener notre mission. Un inspecteur peut se retrouver avec une très grande zone géographique à couvrir seul », précise M. Kapsalis. La question migratoire est aussi un élément-clé de la donne. Beaucoup de réfugiés sont sollicités dans des secteurs d’activités comme la construction, la pêche ou l’agriculture. « Dans ce dernier cas, il y a un vide juridique qui nous empêche de procéder aux vérifications. Si un bâtiment est construit sur le terrain, l’exploitant peut avancer qu’il s’agit d’une propriété privée. »

D’habiles combines

Il y a surtout les habiles combines des fraudeurs. Maria, 23 ans, a travaillé plusieurs saisons dans un magasin de souvenirs de Rhodes. « En cas de contrôle, je devais dire que c’était la boutique de mes parents et que je venais leur donner un coup de main », raconte la jeune fille. Issue d’un milieu modeste, elle avait besoin d’argent pour financer ses études à l’université. Lors de son entretien d’embauche, le discours de son employeur a été des plus clairs : « Il m’a proposé un contrat de dix heures par jour, cinq jours par semaine, pour 500 euros mensuels. Si je renonçais à l’assurance-maladie, il doublait mon salaire. » Maria a choisi la seconde option, satisfaisante pour elle, jusqu’à ce qu’elle fasse un malaise et soit envoyée à l’hôpital. « Là, j’ai réalisé que je n’étais pas couverte. Quand on a besoin d’argent, on est prêt à renoncer à ses droits. Je me suis laissé avoir par l’appât du gain, je suis la première personne à blâmer. On ne m’y reprendra plus. »

« Le travail au noir est devenu le meilleur moyen d’exister sur le marché de l’emploi »

De son côté, Platon, 43 ans, a refusé le « chantage » de son patron. Pendant onze ans, il a été employé dans une entreprise d’installation d’antennes électriques dans le nord du Péloponnèse. « En 2012, mon supérieur hiérarchique a demandé à me voir. Au vu de la situation économique, m’avait-il expliqué, il ne pouvait pas continuer à me verser le même salaire. Si je voulais conserver mon travail, il fallait réduire le nombre officiel de mes heures. Mais les besoins étaient toujours les mêmes : j’allais donc être déclaré pour un mi-temps alors que j’occupais dans les faits un temps complet. » Ce père de deux enfants de 3 et 8 ans a donc perdu son emploi. Il est, depuis, toujours au chômage. Sa femme, collaboratrice d’une grande compagnie de cosmétiques, pourvoit aux besoins financiers de la famille. « Sa paie est correcte, mais pas extraordinaire. Du coup, on se bat au quotidien. »

70 % à 80 % des salariés concernés

« Le travail au noir est devenu le meilleur moyen d’exister sur le marché de l’emploi », déplore la Confédération générale des travailleurs grecs. L’augmentation des postes sous-déclarés ou mal déclarés, c’est le nouveau « fléau » auquel doit faire face le pays, souligne Apostolos Kapsalis. Ils concerneraient de 70 % à 80 % des salariés, selon les estimations de la centrale syndicale. Une situation rendue possible par une série de mesures mises en place en 2013, dans la foulée du mémorandum des créanciers du pays : « Un employeur peut unilatéralement imposer la semaine de six jours, à la condition de respecter la durée maximale de quarante heures hebdomadaires. Il peut aussi changer l’emploi du temps de ses subordonnés en augmentant par exemple leur service quotidien en échange de jours de repos. Dans les faits, ça se traduit par de fausses heures supplémentaires qui ne sont jamais rétribuées », précise la GSEE.

« L’austérité a ancré le travail au noir dans l’esprit des Grecs. Toutes les conditions sont réunies pour qu’ils acceptent cette situation »

Quand elle est sollicitée par un employé, la Confédération des travailleurs reconnaît avoir du mal à agir. Car, en Grèce, les petites et moyennes entreprises (PME) sont légion. Comment garantir, alors, l’anonymat de la personne dont les droits sont bafoués ? « Dans les librairies, par exemple, les salariés sont directement exposés en cas de contrôle [comme dans d’autres commerces où le nombre d’employés est réduit]. On essaie de les aider du mieux que l’on peut, en orientant habilement les inspections. » « Les moyens d’action contre ces nouvelles dérives sont très limités, reconnaît également le secrétaire général de l’Inspection du travail. De mon point de vue, la première étape est d’établir une définition précise et moderne de ce qu’est le travail au noir. »

Depuis l’accession au pouvoir de Syriza fin janvier, cette problématique fait l’objet d’une commission tripartite composée de représentants du gouvernement, des organisations patronales et salariales. « C’est un signal fort et positif d’avoir renoué un dialogue rompu depuis des années. Il est important de trouver un cadre qui satisfasse toutes les parties », estime M. Kapsalis. Parmi les solutions avancées pour prévenir l’explosion du travail sous-déclaré figure l’établissement d’un « seuil de besoins humains et financiers » en fonction du type d’entreprise. « Quand un grand hôtel de luxe affirmera n’avoir recours qu’à six personnes, on pourra se dire qu’il y a un problème : entre la tenue de la réception, le besoin en personnel d’entretien, la gestion de l’administratif, etc. », précise la GSEE. L’objectif est d’arriver à un projet de loi d’ici à la fin de l’été.

« L’austérité a ancré le travail au noir dans l’esprit des Grecs. Toutes les conditions sont réunies pour qu’ils acceptent cette situation », déplore M. Kapsalis. Comme le résume une cliente d’un salon de coiffure d’Athènes lorsqu’un débat politique dérive sur cette problématique : « Les créanciers et nos politiques ont créé un climat dans lequel on se sent coupable d’avoir un emploi et d’être payé pour le nombre d’heures réellement effectuées. Vous trouvez ça normal ? »

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