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La France représente-t-elle 1% de la population mondiale et 15% des aides sociales, comme le dit Le Point?

Etienne Gernelle, directeur du Point, a livré sur France Inter cette statistique, issue de l'hebdomadaire. Elle repose sur une erreur méthodologique. Et ne signifie pas grand chose.
par Cédric Mathiot
publié le 22 juin 2018 à 15h57

Question posée par Adrien M le 14/06/2018

Bonjour,

Vous faites allusion à une déclaration d'Étienne Gernelle, à l'antenne de France Inter, jeudi dernier. Le directeur du Point justifiait l'utilisation par Emmanuel Macron de l'expression «pognon de dingue» à propos des minima sociaux. Alors que Macron ne parlait que des minima sociaux (26 milliards), Gernelle élargit le débat à l'ensemble des dépenses sociales.

«Les dépenses publiques sociales en France représentaient, en 2016, 714 milliards d’euros. 714 milliards. Si ce n’est pas un «pognon de dingue», je ne sais pas ce que c’est qu’un «pognon dingue». Ou alors il faudra m’expliquer à partir de combien c’est un pognon de dingue. Juste quelques chiffres en plus pour être complet. Les dépenses sociales en France représentent 33,9% du PIB. Record mondial. Même les Danois font moins. La France, c’est 1% de la population mondiale, et 15% des aides sociales!» 

D’où vient le pourcentage de 15% cité par Gernelle?

En affirmant que la France «c'est 1% de la population mondiale, et 15% des aides sociales mondiales», le directeur du Point reprend un chiffre issu du numéro de l'hebdomadaire de la semaine dernière. Dans le cadre d'un dossier sur les dépenses sociales en France, une double page a été confiée au sociologue Julien Damon. On y lit cet encadré :

«L’organisation internationale du travail (OIT) a calculé que le total des dépenses sociales représentait, en 2011, 9% du PIB global, soit en gros 4500 milliards d’euros de retraite, d’assurance chômage, de prestations familiales, de couvertures santé, etc. En 2011, avec 670 milliards d’euros, la France représentait 15% de la dépense sociale mondiale.»

Une infographie complète le texte avec cette légende : «la France ne représente que 1% de la population mondiale… mais 15% des dépenses sociales mondiales.»

Ces données avaient déjà été calculées par Julien Damon il y a trois ans, à l'occasion d'une tribune signée dans les Échos.

Cette statistique qui circule depuis trois ans, a retrouvé sur les réseaux sociaux une nouvelle jeunesse depuis qu’Emmanuel Macron a remis le sujet des dépenses sociales sur la table. Elle est pourtant très approximative, sinon fausse.

Une statistique qui repose sur une erreur méthodologique

Contrairement à ce que la formulation dans le Point pourrait laisser croire, il ne s'agit pas d'un calcul de l'OIT. Contactée par Checknews, l'organisation internationale du travail nous a fait cette réponse : «En aucun cas nous ne validons ce chiffre (qui nous semble surestimé) ni cette méthodologie.»

De fait, cette méthodologie repose sur une erreur. Il est d’ailleurs aisé d’en faire la preuve par l’absurde.

En appliquant la méthode utilisée par Julien Damon pour la France à d’autres pays, en partant des mêmes données, on arrive aux résultats suivants :

L’Allemagne aurait représenté (pour l’année 2011) 16% des dépenses sociales mondiales. Les Etats-Unis, 45% des dépenses sociales mondiales. L’Italie aurait pesé 9,9% de celles-ci. Le Royaume-Uni : 9,5%. L’Espagne 6%. En ajoutant la France (15%, donc), on arrive ainsi… à plus de 100% des dépenses sociales mondiales. Avec seulement 6 pays.

Bref, ça ne marche pas du tout. Pourquoi?

L’erreur de Julien Damon consiste à déduire le volume global des dépenses sociales mondiales (6200 milliards de dollars, 4500 milliards d’euros à la parité 2011) en partant du PIB mondial exprimé en dollars courants (73 000 milliards en 2011).

Si on voulait mesurer le montant des prestations sociales d'un pays par rapport à aux prestations sociales mondiales (ce que l'OIT se garde de faire, estimant que la démarche revient à «compter des carottes et des poireaux»), il conviendrait au moins de le faire en «PIB à parité de pouvoir d'achat». Comme l'explique l'INSEE, «La parité de pouvoir d'achat (PPA) est un taux de conversion monétaire qui permet d'exprimer dans une unité commune les pouvoirs d'achat des différentes monnaies. Ce taux de conversion peut être différent du «taux de change» ; en effet, le taux de change d'une monnaie par rapport à une autre reflète leurs valeurs réciproques sur les marchés financiers internationaux et non leurs valeurs intrinsèques pour un consommateur».

Par exemple, le PIB mondial PPA en 2016 est de 120 000 milliards de dollars (contre 75 800 milliards pour le PIB global). Le PIB-PPA français en 2016 est de 2 765 milliards de dollars (contre 2465 milliards pour le PIB exprimé en dollars). Le PIB indien monte à 8700 milliards (contre 2 263).

Julien Damon le reconnaît : «j'ai fait une règle de trois très simple. C'était pour donner un ordre de grandeur. Je suis d'accord qu'il faudrait partir du PPA». En partant du PIB-PPA, on arriverait alors un poids de la dépenses sociales françaises proche de 10%. Et non 15%. Interrogé par Checknews, l'OIT se refuse à donner le moindre chiffre, réaffirmant ne pas travailler sur de telles statistiques.

Au-delà de l’erreur, une donnée sans aucune signification

Mais que la part des dépenses sociales de la France soit de 15% ou de 10% ne change pas grand-chose. Que la France dépense plus d’argent pour la protection sociale que d’autres pays, c’est une évidence. Mais cela n’a guère de sens de se servir de cette évidence, comme le fait Étienne Gernelle, pour dénoncer un modèle français trop coûteux.

L’enseignement principal des rapports successifs de l’OIT sur la protection sociale est qu’une grande partie de la population mondiale ne bénéficie d’aucune protection sociale, ou presque.

Voici, par exemple, ce qu’on lit dans la présentation du dernier rapport de l’OIT sur la protection sociale dans le monde, datant de novembre 2017 :

«Seuls 45% de la population bénéficient effectivement d’au moins une prestation sociale, tandis que les 55% restants – 4 milliards de personnes – sont laissés sans protection. Le nouveau rapport montre aussi que 29% seulement de la population mondiale disposent d’un accès à une sécurité sociale globale – en légère hausse par rapport aux 27% de 2014/2015 – tandis que les 71 autres pour cent, soit 5,2 milliards de personnes ne sont pas, ou alors partiellement, protégées».

Cette disparité se retrouve évidemment quand on regarde les montants investis par les Etats. Le rapport de l’OIT indique que pour l’année 2011, les dépenses sociales publiques globales représentaient donc 8,6% du PIB mondial. Un pourcentage qui cache des disparités abyssales : dans les pays à «hauts revenus», les dépenses sociales pèsent en moyenne 21% du PIB (plus de 27% du PIB pour les pays d’Europe de l’Ouest). Pour les pays à bas revenus, le pourcentage tombe à 3,5%.

Mécaniquement, les pays développés (dont la France), qui financent un système de protection sociale représentent donc une part des dépenses sociales mondiales élevées, sans rapport avec leur population.

Mais se servir de cette statistique pour justifier l'usage par Macron de son expression «pognon de dingue» des dépenses sociales revient à comparer le modèle social hexagonal avec celui de pays qui ne dépensent rien, ou presque, pour la protection sociale.

Cordialement

Pour aller plus loin :

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