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«Pognon de dingue» : un coup de com qui ne passe pas

Craignant que le discours du chef de l'Etat sur la protection sociale passe au second plan derrière l’encombrante controverse sur l'accueil des réfugiés, l'Elysée a voulu frapper fort pour attirer l'attention. Un fiasco, selon plusieurs experts en communication politique.
par Alain Auffray
publié le 15 juin 2018 à 15h42

Dans les coulisses du pouvoir, beaucoup s'interrogent : était-il opportun de mettre en ligne cette vidéo montrant le chef de l'Etat dissertant devant ses collaborateurs, dans le huis clos de son palais, sur «le pognon de dingue» que le pays consacre aux minima sociaux ?

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Tous les communicants et conseillers ministériels sollicités par Libération assurent avoir bien compris «l'idée» : en ce début de semaine bousculée par la tragique et encombrante actualité de l'Aquarius, il fallait parler fort. Car Emmanuel Macron avait ajouté, in extremis, un rendez-vous à son agenda. Mercredi, avant de se rendre en Vendée, comme prévu de longue date, pour honorer la mémoire du grand Clemenceau et saluer par la même occasion son ami Philippe de Villiers, il irait passer la matinée à Montpellier pour y prononcer un discours sur la protection sociale. Sans attendre, donc, l'annonce du «plan pauvreté» programmé pour juillet. Le congrès de la Mutualité française serait pour Macron une bonne occasion de démontrer que loin d'abandonner à leur sort les plus démunis, il se propose au contraire de réunir les conditions de leur «émancipation». Des lunettes et des prothèses intégralement remboursées : une réponse concrète du «président des riches» à la «caricature» que brandissent ses opposants.

«Cher payé pour attirer l’attention»

«Il fallait faire monter le sujet, attirer l'attention coûte que coûte. A côté de la tragédie de l'Aquarius, le congrès de la Mutualité ne faisait pas le poids. L'annonce du reste à charge zéro risquait de passer inaperçue» rappelle le responsable de la communication d'un ministre du gouvernement Philippe. Comme la plupart de ses collègues, c'est ainsi qu'il s'explique que les stratèges de l'Elysée aient pris l'initiative de filmer la séance de travail de Macron préparant son discours avec son équipe. «J'imagine l'ambiance : Macron se lâche, ses propos sont électriques. "C'est bon ça", se disent les conseillers» raconte une source ministérielle. Peu après minuit, la vidéo est donc mise en ligne. «On met un pognon de dingue dans les minima sociaux et les gens ne s'en sortent pas» : voilà parfaitement résumé l'axiome qui devait fonder le discours du lendemain. L'argent de la politique sociale ne serait pas bien employé puisqu'il ne permet de sortir ni du chômage ni de la pauvreté.

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Sur la forme, l'opération est un succès. Comme prévu, la vidéo enflamme les réseaux sociaux et le discours de Montpellier est suivi avec une attention toute particulière. «Au 13 heures de TF1, Pernaut a passé deux minutes sur le pognon mais aussi deux fois plus de temps sur le remboursement des lunettes», se félicite l'Elysée. Le message d'émancipation est-il pour autant passé ? Dans les coulisses de l'exécutif, les avis sont partagés. «De ce message présidentiel, on retient plus la stigmatisation que l'empathie. C'est cher payé pour attirer l'attention», se désole une source ministérielle. Un expert en communication politique, visiteur du soir d'un pilier du gouvernement, fait part de son incompréhension : «Je n'en croyais pas mes yeux. Cette vidéo contredit toutes les règles établies depuis le début du quinquennat sur la nécessaire solennité jupitérienne. On voit là que le pouvoir peut aveugler et faire perdre sa lucidité.» «Trop de com tue la com», conclut, en connaisseur, l'ancien directeur de la communication de Nicolas Sarkozy Franck Louvrier. S'il était, selon lui, «plutôt malin», au milieu d'un agenda surchargé, de tenter d'attirer l'attention sur le discours de Montpellier, force est de constater que le message est passablement brouillé : «On réactive les critiques contre le président des riches au moment où il annonce le zéro reste à charge.»

«On est très content. C’est un succès» 

De Martine Aubry effarée par ce «mépris glaçant» à Benoît Hamon dénonçant un «racisme social», la gauche s'en est naturellement donné à cœur joie. «Ce qui coûte un pognon de dingue, c'est vous et vos cadeaux aux ultrariches», s'est empressé de répondre Jean-Luc Mélenchon. Même les ministres chargés de faire le service après vente ont eu un peu de mal à justifier le coup de com. La ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, a admis qu'on pouvait être «heurté» par l'expression «pognon de dingue». Mais il s'agissait d'une «conversation privée» a-t-elle fait valoir, laissant entendre ce qu'elle pensait du tweet nocturne de la communication élyséenne.

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A l'Elysée, on ne veut reconnaître aucune maladresse. «On est très content. C'est un succès», assure un conseiller. Se fondant sur les enquêtes selon lesquelles une large majorité de Français jugent prioritaire la lutte contre l'assistanat, il ne doute pas que le message soit passé. L'indignation de l'opposition de gauche qui proteste bruyamment alors qu'elle a «tout faux depuis trente ans sur le sujet» ne fait, ajoute-t-il, que le conforter dans sa conviction.

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