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Interview

Lionel Maurel : «Un tel droit voisin va renforcer la dépendance de la presse européenne aux plateformes»

Lionel Maurel, de la Quadrature du Net, estime que la directive de l’UE n’est pas la bonne solution et dénonce le filtrage automatisé prévu par l’article 13 pour ses éventuelles conséquences sur les libertés.
par Amaelle Guiton
publié le 11 septembre 2018 à 19h16

Juriste et bibliothécaire, Lionel Maurel est membre du bureau de l’association de défense des libertés la Quadrature du Net.

Pourquoi vous opposez-vous aux articles 11 et 13 de la future directive sur le droit d’auteur, qui prévoient un «droit voisin» au profit des éditeurs de presse et de nouvelles obligations pour les gros hébergeurs de contenus ?

Sur la question du rééquilibrage entre les moteurs de recherche et les éditeurs de presse, nous avons toujours pensé que la création d’une nouvelle couche de droit était une mauvaise solution. Il est quasiment impossible d’éviter les dommages collatéraux sur le droit de citation, ce qui pose un vrai problème de fond. De plus, les précédents dans certains pays européens ont montré que cette solution est assez facilement contournable. Et ce qui va se passer avec la création d’un tel droit voisin - comme le disent d’ailleurs certains éditeurs indépendants -, c’est qu’elle va structurellement renforcer la dépendance de la presse européenne aux grandes plateformes, ce qui, à long terme, ne servira pas la presse elle-même.

Dans l’article 13, il y a deux questions qui auraient dû être dissociées : celle de la rémunération des ayants droit de la culture via des licences, et celle du filtrage automatisé, auquel nous nous opposons depuis le début. Nous avons, sur le sujet, une position un peu différente de celle des autres opposants au texte. Certaines commissions du Parlement européen ont essayé de limiter la portée de l’article 13 à des acteurs qui jouent un rôle d’intermédiaire actif, ou centralisé, ou ayant une activité commerciale. Si on cumule vraiment ces critères et que le texte ne s’applique qu’à des acteurs centralisés, à but lucratif, qui hiérarchisent les contenus avec des algorithmes, on ne peut pas dire qu’il menace l’Internet libre et ouvert : YouTube n’a plus rien à voir avec cet Internet-là… Il y a des compromis possibles : les Verts, par exemple, proposent de délimiter de cette manière la portée de l’article 13, en supprimant l’obligation de filtrage automatisé. Si la directive se contente de mettre en place des licences pour soumettre les plateformes à un paiement, ce n’est pas illégitime. La question de la gestion et de la répartition des droits est un autre débat, ancien, sur lequel il revient aux artistes de se mobiliser.

Que répondez-vous aux partisans du texte qui insistent sur le «partage de la valeur» et font valoir que les revenus publicitaires des médias ont fondu au profit des Gafa ?

Ce qui a conduit à cette situation, c’est que Google a acquis une position dominante sur le marché publicitaire en Europe, et ce n’est pas un droit voisin qui va régler cela. La Commission pourrait faire jouer le droit de la concurrence. Mais au-delà, le modèle lui-même est toxique. C’est la dépendance aux revenus publicitaires qui génère les effets de bord qu’on connaît sur l’exploitation des données personnelles, l’intrusion dans la vie privée, les manipulations de l’information. Or les éditeurs de presse mènent eux-mêmes un lobbying très négatif sur la future directive «ePrivacy» parce qu’ils veulent pouvoir se passer du consentement des utilisateurs pour traquer leurs données personnelles. Si on écarte le «brouillard de guerre», on voit qu’en réalité, les éditeurs et les grands acteurs comme Google sont d’accord sur la source des revenus, et ne s’affrontent que sur les montants.

C’est le même problème avec l’article 13 : l’opposition entre les ayants droit et les grandes plateformes est une forme de mascarade. Les premiers ne remettent pas en cause l’existence des secondes, au contraire : ils y voient un moyen structurel de se financer. On nous accuse d’être des suppôts des plateformes alors même que nous avons lancé des recours contre elles sur la protection des données personnelles ! Ce que nous voulons briser, ce sont les rouages de la surveillance, qui est leur moteur économique. On ne voit pas les ayants droit se battre contre cela. A la place, ils ont empêché l’adoption de tout compromis en polluant le débat avec la question du filtrage automatisé, qui relève d’une obsession de la surveillance des usages.

Quelle serait la solution face à la toute-puissance des plateformes ?

Nous avons toujours dit que l’impôt nous paraissait une manière bien plus efficace de rééquilibrer le rapport de force que le durcissement de la propriété intellectuelle, qui entraîne toujours des dommages collatéraux sur les libertés. Trouver un compromis sur une politique fiscale du numérique éviterait de s’engager dans des voies qui ne mènent nulle part. Quant à la redistribution de ce qui serait ponctionné par une fiscalité globale, c’est une question politique. Et en s’attaquant au problème toxique de l’usage des données à des fins publicitaires, ce qui est tout l’enjeu du projet de directive «ePrivacy», l’Europe se doterait d’un levier très important.

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