Ce 11 juillet au matin, Jean Lenoir a un rendez-vous important. Ce n’est pas la première fois que le vice-président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut) voit Anne Pruvot, la directrice générale de SNCF Connect, filiale du groupe ferroviaire. Mais il espère bien que ce sera la dernière. Depuis le 25 janvier et le lancement catastrophique de la nouvelle application mobile de réservation de billets, le responsable de l’association s’est fait le porte-voix des clients en colère: impossibilité de retrouver ses billets électroniques, refus des portiques de s’ouvrir lors de la présentation du smartphone devant le lecteur, ou encore difficulté à lire les informations en raison de l’affichage sur fond noir (appelé «dark mode»)... «On ne comprend toujours pas comment ils ont pu développer un tel service sans nous consulter», explique Jean Lenoir.

Cet accident industriel, qui a compliqué la vie des voyageurs jusqu’en mars – sans compter une nouvelle panne fin juin – n’est plus un secret pour personne. Le P-DG lui-même, Jean-Pierre Farandou, a dû s’en expliquer devant les sénateurs. Ce que l’on ignorait, en revanche, c’est le budget alloué à ce lancement raté. Capital a reconstitué les sommes englouties en croisant les données internes de l’entreprise. Résultat: 50 millions d’euros! Pour une plateforme utilisée plus de 2 millions de fois chaque jour, est-ce raisonnable?

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Les experts que nous avons consultés ont écarquillé les yeux à l’annonce de ce montant. L’appli TousAntiCovid, qui équipe les smartphones de trois fois plus de Français, a par exemple coûté trois fois moins. «SNCF Connect propose de nombreuses fonctionnalités très lourdes avec des flux de données à gérer en permanence, analyse Sidy Diop, associé chez Deloitte France. Cela demande donc des investissements importants. Mais, à titre de comparaison, une compagnie aérienne a déboursé près de 1 million d’euros pour son appli dont le trafic est toutefois bien moindre.»

Le projet partait d’une bonne intention: simplifier la vie des 11 millions d’usagers en regroupant en une seule plateforme toutes les solutions de mobilité. Avant, il fallait se rendre sur OUI.sncf pour la billetterie longue distance et sur l’Assistant SNCF pour les déplacements régionaux. SNCF Connect couvre désormais tous les besoins. Bientôt, elle permettra même d’acheter n’importe quel titre de transport (train, métro, bus, voire vélos partagés). La compagnie ferroviaire entend ainsi devenir la plateforme incontournable de tous nos déplacements. Et porter le montant des transactions réalisées en ligne (sur Internet ou sur l’appli) de 4,5 milliards aujourd’hui à 6,5 milliards d’ici 2025. Etant entendu que 30% des usagers achètent encore leurs billets au guichet.

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Pour mettre SNCF Connect sur les rails, l’établissement public a fait le choix de tout développer en interne, non sans avoir procédé à beaucoup d’embauches, notamment chez Accenture. Jusqu’à 300 personnes ont été mobilisées durant plus d’un an. Les investissements consacrés aux technologies maison se sont à eux seuls élevés à 21 millions d’euros, dont 12,6 millions pour le site et l’appli. Tout a été refait de fond en comble, logo, interface, fonctionnalités, tout à l’exception de l’infrastructure.

Afin d’absorber les pics de connexion pouvant atteindre jusqu’à 10 fois le volume habituel des 2,5 millions de visiteurs quotidiens, il a été décidé de basculer le stockage chez Amazon. Cette migration a coûté 7,5 millions d’euros, à quoi s’ajoute une facture de 2,3 millions d’euros pour le démantèlement de deux centres de données de la SNCF et leurs 7.000 serveurs devenus inutiles. L’Etat, promoteur de la French Tech et de la souveraineté numérique, a-t-il été consulté sur ce choix du géant américain? On ne sait.

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Avant ce lancement, la SNCF avait décidé de mettre fin au contrat avec Expedia, partenaire historique depuis vingt ans. Le voyagiste s’occupait de proposer des sorties culturelles, des vols ou de la location de voiture en plus du train. «Dès 2019, nous nous sommes recentrés uniquement sur la réservation d’hôtel, puis nous avons arrêté cette coopération en décembre 2021», précise le groupe ferroviaire à Capital. Cette rupture anticipée impliquait toutefois un gros dédommagement: 12,3 millions d’euros!

Enfin, le transporteur, à défaut de consulter la Fnaut, a mis aussi le paquet sur les tests. Une première version, dite alpha, puis une seconde, dite bêta, ont été soumises à l’examen de plus de 4.000 agents de terrain de la SNCF ou à la communauté Connect&vous, une frange de la clientèle à l’aise avec les technologies. Et peut-être pas la plus représentative des clients. «Au début, tout s’est bien passé, confie une partie prenante. Mais assez vite, des usagers se sont mis à pointer des problèmes sur les réseaux sociaux, repris ensuite dans les médias.»

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Devant l’afflux des mécontentements, plus de 10.000 dans les premières semaines, la SNCF, il faut le souligner, a mobilisé le maximum de salariés pour calmer la tempête. «Les effectifs de conseillers clients ont été augmentés de 30% pour accompagner cette période de prise en main pendant les deux mois qui ont suivi le lancement», indique l’entreprise. Au total, 220 personnes ont été sur le pont, y compris le comité de direction qui, durant cette période de crise, s’est réuni trois fois par semaine pour faire une revue des incidents. Une cellule psychologique a aussi accompagné les conseillers, cibles de nombreuses insultes.

Comme si cela ne suffisait pas, un nouvel incident est survenu, de communication celui-là. En quête de community managers, la compagnie a diffusé une campagne de recrutement au ton très décalé. Les annonces décrivent un job rêvé pour ceux «aimant se faire du mal» tandis qu’une série de messages montre un salarié alcoolique, allongé chez le psy ou en dépression. «Faire du second degré en revendiquant la souffrance au travail après ce début chaotique nous est inacceptable et nous avons demandé la suppression de cette campagne», explique Jean-René Delépine, du syndicat SUD-Rail.

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  • 7,5 millions d'euros Migration vers Amazon Web Services
  • + 12,3 millions d'euros Rupture du contrat Expedia.com
  • + 2,3 millions d'euros Démantèlement du centre de données
  • + 8,3 millions d'euros Développements technologiques «socle»
  • + 2,7 millions d'euros Achat de technologies auprès de SNCF Voyageurs
  • + 12,6 millions d'euros Développements technologiques de l’application et du site
  • + 5 millions d'euros Campagne publicitaire
  • = 50,7 millions d'euros

La campagne publicitaire destinée à promouvoir SNCF Connect nouvelle formule a, quant à elle, été rangée dans les cartons et gelée jusqu’en mai. Spots télé, affichage 4 par 3, publicité sur le Web: 5 millions d’euros avaient été budgétés. Avec le temps, les critiques ont certes fortement diminué, mais la nouvelle panne survenue fin juin a remis le feu aux réseaux sociaux. Morceaux choisis de ces messages tout en nuance: «On est d’accord pour dire que c’est la pire chose jamais créée» ou encore «la place des créateurs de SNCF Connect est à la Cour pénale internationale de La Haye». «Nous étions face à un scénario catastrophe que nous n’avions pas anticipé», reconnaît une source interne.

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Les informaticiens cheminots ont relevé leurs manches pour parer au plus pressé: 150 bugs ont rapidement été corrigés, des fonctionnalités jugées essentielles ont été rajoutées comme le transfert des billets vers le portefeuille Apple ou Google et l’option trajet direct. Reste encore beaucoup à faire: rétablir le choix d’au moins trois correspondances pour se rendre dans une ville contre deux au maximum, afficher les horaires des trains en gare, et remettre des filtres de sélection (choix du type de train ou du transporteur) plutôt que de laisser la main à l’algorithme.

Pour tirer les leçons de ce loupé magistral, la SNCF a demandé un audit à Octo Technology, une filiale d’Accenture, ce cabinet de conseil où la directrice générale de SNCF Connect, Anne Pruvot, a elle-même passé vingt et un ans. Les conditions de développement de l’application ne manquent pas d’être interrogées. La direction, jusqu’au P-DG en personne, a souhaité conduire le projet dans le secret, sans doute soucieuse de ne pas alerter la concurrence. Les réunions se tenaient dans des salles dont les cloisons transparentes étaient obstruées par des feuilles de papier, et les intervenants devaient signer un accord de confidentialité très strict. Aussi, afin d’éviter les fuites, les tests n’ont débuté que le 18 novembre. Cette approche est à l’opposé de celle en usage dans le monde numérique où les allers-retours entre développeurs et futurs utilisateurs sont fréquents pour améliorer le produit. Pas tellement dans la culture d’une vieille dame de 85 ans.