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Cybersécurité

Non, le gouvernement ne va pas mettre en place un espionnage généralisé de nos smartphones

Un projet de loi tend à redéfinir le cadre légal des activations à distance d’appareils électroniques dans le cadre de procédures judiciaires. Une pratique déjà répandue mais qui n’était jusqu’ici pas encadrée.

Votre téléphone pourrait-il bientôt être espionné sans votre consentement, pour vous géolocaliser ou épier vos conversations? C’est en tout cas ce que laissent penser certains comptes Twitter qui relaient des informations concernant le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027. Dans les faits, cet espionnage sera techniquement limité, et juridiquement très encadré.

Ce texte, déposé par le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, tend toutefois à apposer de nouveaux cadres légaux à des pratiques répandues mais non encadrées. Car l’activation à distance d’appareils électroniques dans le cadre de procédures judiciaires n’est pas une pratique récente.

Depuis plusieurs années, afin de récupérer des éléments en vue d’une mise en examen, les enquêteurs peuvent techniquement intercepter les données d’un téléphone à distance, sur autorisation d’un juge d’instruction, procureur de la République ou magistrat indépendant. Dans les faits, il s'agit d'installer des logiciels espions - comme Pegasus - pour siphonner l'ensemble des données d'un mobile.

"Légaliser l'alégal"

L’article 230-34-1 du projet de loi indique ainsi que "lorsque les nécessités de l’enquête ou de l’instruction relative à un crime ou un délit puni d’au moins cinq ans d’emprisonnement l’exigent, le juge […] peut autoriser l’activation à distance d’un appareil électronique à l’insu ou sans le consentement de son propriétaire ou possesseurs aux seules fins de procéder à sa localisation en temps réel."

Autrement dit, il s'agit pour les enquêteurs d'installer un mouchard sur le mobile de la personne visée pour activer le GPS et récolter les informations de géolocalisation.

"On ne fait que légaliser l’alégal", conclut ainsi Alexandre Archambault, avocat spécialisé en droit du numérique, faisant référence à un vide juridique.

"Il y avait des trous dans la raquette dans la procédure pénale, ce qui pouvait permettre à certains avocats de contester les méthodes utilisées par les enquêteurs. Cela permettra d’éviter les contestations", explique l’avocat.

Micro et caméra

Dans les faits, l'usage de logiciels espions, souvent très coûteux, restera indispensable, dans la mesure où les moyens utilisés doivent être mis en place sur le territoire national d’après l’article D98-7 du Code des postes et des communications électroniques. Cette subtilité rend ainsi impossible les alliances avec Apple et Google, qui ont la main sur iOS et Android, et qui sont basés à l'étranger.

Cette évolution législatives permettra aussi, avec les mêmes garde-fous, l'espionnage du micro et de la caméra d'un smartphone. En effet, l'article 706-96 du code de procédure pénale permet déjà d'espionner un suspect, mais en plaçant "manuellement" un micro ou une caméra pour cela.

Le nouveau texte permet d'utiliser un smartphone piraté à cet effet, en tirant profit du micro et de l'appareil photo intégrés au mobile. Par ailleurs, le terme "appareil électronique" inscrit dans le projet de loi laisse la possibilité d'utiliser les données émanant d'un ordinateur, ou de l'ordinateur de bord d'un véhicule, par exemple.

Application dans les prochains mois

Le Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris indique de son côté être attentif et surtout inquiet quant à l’évolution de la loi. "Cette possibilité nouvelle de l’activation à distance de tout appareil électronique, dont le téléphone portable […] constitue une atteinte particulièrement grave au respect de la vie privée qui ne saurait être justifiée par la protection de l’ordre public.

"Il s’agit là d’une atteinte inadmissible et contraire au secret professionnel et aux droits de la défense", estime le Conseil de l’Ordre dans son communiqué.

"La technique sera autorisée soit par le juge des libertés et de la détention, soit le juge d’instruction. Les deux sont des magistrats du siège indépendants" rappelle de son côté Matthieu Audibert, officier de gendarmerie, qui ajoute que cette évolution s'applique ainsi à des "infractions très spécifiques".

Le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 est actuellement entre les mains du Sénat et sera débattu en séance publique début juin, pour une mise en application attendue dans les prochains mois. Dans son avis, publié le 3 mai dernier, le Conseil d'Etat ne voit pas d'objection aux nouvelles mesures de géolocalisation. L'institution a en revanche suggéré de limiter à "une durée maximale de quinze jours renouvelable une fois" l'autorisation pouvant être accordée, afin que les enquêteurs puissent accéder au micro et à la caméra d'un smartphone piraté.

Julie Ragot