Logiciel Louvois de paie des militaires : les raisons du désastre

Militaires non payés, bugs en série... Dans un livre de management, Julia Maris et Jean-Michel Palagos reviennent sur le naufrage historique du logiciel.

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Des soldats défilent à Marseille lors du 14 Juillet. Image d'illustration. 
Des soldats défilent à Marseille lors du 14 Juillet. Image d'illustration.  © CITIZENSIDE/FREDERIC SEGURAN

Temps de lecture : 7 min

Jean-Michel Palagos et Julia Maris sont respectivement P-DG et directrice générale adjointe de Défense conseil international, société de droit privé, dont l'État français possède 49,9 %, spécialisée dans le transfert de savoir-faire militaire, sorte de bras exécutif du ministère de la Défense pour l'exportation de formations opérationnelles et techniques. Dans un ouvrage récent (Diriger en ère de rupture, solitude et brouillard. Les sept erreurs à éviter dans la prise de décision, Hermann, 136 pages, 16 euros), ils analysent la genèse du désastre de Louvois (logiciel unique à vocation interarmées de la solde). Interview.

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Le Point : Dans votre livre, vous revenez longuement sur le désastre du logiciel Louvois de paye des militaires. Comment une telle ineptie a-t-elle pu être possible ?

J-M P. : Notre ouvrage est un livre de management qui s'interroge sur ce qu'est diriger aujourd'hui. Louvois constitue un exemple parmi d'autres pour illustrer le propos. Pour vous répondre, je peux témoigner que l'alerte avait été donnée par des épouses de militaires venues manifester en avril 2012 devant le ministère. Du jamais-vu ! En se rendant dans des régiments, le 3e RIMa à Vannes et le 7e BCA à Varces, le ministre s'est aperçu que, contrairement à ce que certains lui disaient, les problèmes de Louvois n'étaient pas réglés. J'ai alors animé la cellule de crise, qui a permis de constater qu'en réalité il n'avait jamais fonctionné. On avait mélangé tous les objectifs – réduction des effectifs du service de la paye, remise à plat des primes, etc. – dans un contexte d'extrême division du travail, d'entités qui ne communiquaient pas entre elles et de grande dilution des responsabilités. Le tout couplé avec une volonté farouche d'avancer le plus vite possible pour remplir les objectifs fixés au ministère par la révision générale des politiques publiques. Quand on y ajoute la foi incroyable dans les capacités imaginaires d'un logiciel à gérer les problèmes, on comprend qu'on en soit arrivé à une catastrophe de cette ampleur. On n'en avait pas pris conscience, malgré les alertes lancées en interne dès 2010.

L’alerte avait été donnée par des épouses de militaires


Ce qui a conduit des militaires en opérations à ne pas recevoir leur solde !

J-M P. : C'est vrai. En métropole, des épouses de militaires combattant en Afghanistan se retrouvaient interdites bancaires avec des cartes de crédit avalées. Il a fallu prendre des mesures d'urgence pour faire face à cette situation intolérable, pour que chacun soit payé. Plus de deux cents personnes ont été affectées à la reprise manuelle de toutes les feuilles de paye. Un centre d'appel d'urgence a été créé et un comité de suivi, mis en place.

Chaque réparation générait des erreurs aléatoires


Mais comment une telle faillite a-t-elle été possible ?

J-M P. : D'abord, le système était si mal conçu que, chaque fois qu'une difficulté apparaissait, il fallait reprendre ligne à ligne les programmes informatiques de conception ancienne. Tout un travail de Romain. Mais, plus grave encore, chaque réparation générait ailleurs des erreurs aléatoires. En 2013, on a compris que c'était irréparable, qu'il fallait passer à un autre système ! C'est ce qui a été fait. Mais il faut trois années de travail pour concevoir un nouveau système.


Vous évoquez dans votre ouvrage l'existence des « cygnes noirs ». Qui sont-ils ?

J-M P. : Ils font la paire avec les éléphants blancs ! Les cygnes noirs sont ces éléments évidents que l'on refuse de voir. Ils ont beau annoncer l'échec, ils sont perçus comme des éléments confortant le choix initial. On ne s'en sort pas en faisant fi de la part d'erreur qui accompagne chaque activité humaine. Quant aux éléphants blancs, ils sont si énormes qu'on ne les voit pas !

J. M. : Prisonnier de ses propres biais cognitifs, un dirigeant doit toujours se poser la question de savoir s'il n'est pas en train de négliger des signaux faibles ou invisibles qui devraient le conduire à modifier sa décision.

L’identification précise des responsables a été complexe


La catastrophe Louvois a des responsables. Or, à la lecture du livre, on a l'impression qu'ils ont bénéficié de cette impunité que les dirigeants français s'octroient si généreusement…

J-M P. : La réorganisation de 2009 s'est concentrée sur les fonctions opérationnelles et moins sur la partie administrative. Cette situation a été redressée en 2012, à l'initiative du nouveau ministre Jean-Yves Le Drian. De ce fait, l'identification précise des responsables a été complexe. Lors de la crise Louvois, j'ai beaucoup entendu deux termes : « écosystème » et « comitologie ». Or cet « écosystème » n'est pas ce qui avait été mis en place par le général de Gaulle, à savoir une organisation claire avec trois piliers : le chef d'état-major des armées (Cema), le délégué général pour l'armement (DGA) et le secrétaire général pour l'administration (SGA). C'est pour que le ministère puisse fonctionner que cet « écosystème » s'est mis en place. D'où la « comitologie » : ces réunions interminables pour rapprocher des points de vue inconciliables sans qu'un acteur ait une vision complète des enjeux des risques et des décisions à prendre. Je ne pense donc pas qu'il y ait eu une forme d'impunité. Pour revenir à l'ouvrage, nous faisons la distinction entre l'erreur, ponctuelle, et la persistance dans l'erreur, qui devient la faute.

J. M. : En phase de réflexion ou de remue-méninges, le modèle de management participatif est excellent. Mais, dans la phase de décision, le collectif n'a plus sa place, car il est déresponsabilisant. Il y a peut-être eu un peu de cela dans Louvois : aucun pilote n'avait été désigné pour gérer un flot d'informations si dense, technique et rapide.


Votre titre évoque le « brouillard » et la « solitude ». Pourquoi ces deux mots ?

J. M. : Le brouillard est à prendre dans son sens clausewitzien : il faut le percer pour savoir où l'on va. Or, à nos yeux, un dirigeant seul s'expose au brouillard. S'il n'est pas confronté à un autre – dans notre cas, nous fonctionnons en binôme – il se trouve piégé dans ses certitudes, sans vision claire de son cap. Au risque de perdre de vue son objectif et de ne plus se trouver en mesure d'entraîner son équipe. Les deux notions sont donc intimement liées.


Sur un tandem, on est deux à pédaler, mais un seul tient le guidon…

J. M. : Certes. Nous ne disons certainement pas que notre solution du binôme peut s'appliquer dans tous les cas. Mais, face à la complexité de la prise de décision aujourd'hui, nous pensons que notre solution constitue une option utile. D'autres feront autrement, mais leur position de direction ne doit pas les affranchir de l'impérieuse nécessité de douter et de se questionner sans arrêt. Le binôme doit à la fois partager des valeurs et des convictions éthiques, mais aussi être différent : nous sommes un homme et une femme, nos profils, nos parcours le sont aussi, de même que nos âges. Nous n'en sommes pas au même moment de notre carrière. Du coup, la place pour l'ego est réduite. On partage toute la compétence en se challengeant sur tout. Cela étant, d'autres organisations sont possibles, à condition de respecter un principe : savoir déléguer en ayant confiance dans l'intelligence commune.

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Commentaires (35)

  • guy bernard

    Le problème est très simple
    1 aurait-on donné le go pour un avion ? Non
    2 avait-on prévu un échec, c'est à dire une BDD de secours avec des données de base pour éviter des virements éventuellement ajustés pour certains ? Non
    go douteux
    pas de what if
    ce n'est pas un projet
    ce mode de gestion est trop courant en France pays des effets pervers et autres conséquences imprévues qui ne sont rien d'autre qu'un travail insuffisant

  • guy bernard

    Merci des précisions petit malin
    mais on arrive alors à d autres problématiques d objectifs et de méthodes étonnantes pour des personnes habituées aux redondances pour assurer l aboutissement du projet.

  • Petit malin

    @ guy bernard Non, vous avez tort. Une "simple adaptation" ne suffisait plus à ce stade. Parce que le projet devenait interarmées, parce que l'existant n'était même pas sur un SGBD, parce qu'on ne trouvait plus de programmeurs COBOL (mettons nous à la place des jeunes à qui n aurait proposer cela).
    Accessoirement heureusement que les chaînes COBOL ont tenu le coup pour parer les plus gros dysfonctionnements de Louvois.
    L'appel d'offre ne fut pas "obscur" mais très compliqué, çà sûrement...

    @ Y - Pour une fois l'adage ne se vérifie pas ! Le problème n'était pas que ce n'était pas informatisable puisque çà l'était depuis des décennies (héritage de la mécanographie... ), mais dans chaque armée.
    Donc rien "d'occulte" d'autant quel toutes les règles en matière de solde sont publiées aux JO. Vous pouvez les retrouver, mais étaler sur des décennies ! Tout à chacun peut rechercher combien gagne un colonel ou un Premier-maître, et le montant de ses primes s'ils sont en poste embarqué, parachutiste, affectés à la Réunion ou en Polynésie, ou à Paris !

    Comme citoyen je vous le conseillerai puisque vous vous intéressez à la question, en tant qu'homme compatissant je vous dis "bon courage ! " car c'est tout sauf drôle et passionnant...