À quoi sert le dépôt légal ?
Ce trésor documentaire multiséculaire est aussi un outil précieux pour repérer des anomalies éditoriales. Les explications de deux experts de la BnF.
Par Laurence NeuerTemps de lecture : 12 min
Rassembler dans un même lieu tout ce qui est diffusé au public, de la carte de vœux au futur prix Goncourt en passant par les photos, films, menus, gravures, affiches, sites Web… : c'est l'ambition du dépôt légal, une institution née il y a près de cinq siècles, dont la mention sur nos livres de chevet en petits caractères, suivie de la date de parution de la publication, nous est très familière. « Le 28 décembre 1537, François Ier signe à Montpellier une ordonnance qui oblige tout imprimeur ou éditeur du royaume à déposer un exemplaire de chaque livre de sa production à la bibliothèque du roi. L'objectif est de conserver tous les ouvrages publiés afin de constituer une collection de référence, élément essentiel de la mémoire collective du pays », explique Benoît Tuleu, directeur du département du dépôt légal à la BnF. Et comme le rappelle Frédéric Saby dans son « approche historique du dépôt légal en France », l'idée de « recours différé » à ces documents lorsqu'ils auront disparu de la mémoire des hommes est présente dès l'origine de la création du dépôt légal. Il s'agit donc, dès cette époque, de bâtir une mémoire bibliographique universelle pour les générations futures. Cette obligation légale est aujourd'hui en vigueur dans de nombreux pays.
En France, la version moderne du dépôt légal résulte d'une loi de 1925, qui institue un double dépôt légal, pour les imprimeurs (confié au ministère de l'intérieur) et les éditeurs (confiée à la BnF). En 1943, il est étendu aux photographies, aux phonogrammes et au cinéma. Depuis 1992, il englobe les documents informatiques (progiciels, systèmes experts et bases de données) et les œuvres radiodiffusées et télévisées (mission assurée par l'Ina). La loi du 1 août 2006 l'étend aux « signes, signaux, écrits, images, sons ou messages de toute nature qui font l'objet d'une communication au public par voie électronique ». C'est donc l'ensemble des parutions nationales qui est concerné par le dépôt légal, des plus nobles aux plus licencieuses, des plus anecdotiques aux plus emblématiques.
Comment fonctionne le dépôt légal à l'heure où la production de « contenus » est foisonnante, hétéroclite et fluctuante ? La multiplication des contenus individuels (blogs, réseaux sociaux…) constitue-t-elle un obstacle à leur mémorisation ? La trace numérique est-elle soluble dans cette pratique ancestrale ? Les réponses de Benoît Tuleu, directeur du département du dépôt légal, et de Harold Codant, chef du service juridique de la BnF.
Le Point : Quelle est la différence entre dépôt légal et archivage ?
Benoît Tuleu : Ce qui fait la différence avec une collection d'archives, c'est la notion de publication : est soumis au dépôt légal tout document qui est diffusé au public, c'est-à-dire « en dehors du cercle de famille ». Un fonds d'archives, en revanche, peut être constitué de documents de toute nature, interne ou externe à un service, à une collectivité, à un auteur, à une famille ou à une institution. Par ailleurs, contrairement aux archives, le dépôt légal n'opère aucune sélection ni élimination, ni sur le contenu, ni sur la qualité, ni sur l'auteur ou la provenance des documents.
Qui est assujetti au dépôt légal ? Et auprès de qui faut-il déposer son livre, sa vidéo ou sa base de données ?
Harold Codant : Tout éditeur, imprimeur, producteur, importateur (concernant les documents importés en France à plus de 100 exemplaires) doit déposer un exemplaire de chaque document qu'il édite, imprime, produit ou importe. Cela est gratuit et obligatoire, d'où l'expression de « dépôt légal » qui signifie « rendu obligatoire par la loi ».
Dans les faits, pour les livres, 83 % des dépôts sont le fait d'éditeurs professionnels, associatifs ou collectivités et 17 % celui d'auteurs autoédités et d'éditions à compte d'auteur.
Trois institutions gèrent le dépôt légal en France : la BnF (pour les livres, photos, estampes, gravures, cartes postales, affiches, cartes, plans, globes et atlas géographiques, partitions musicales, logiciels, bases de données, phonogrammes, vidéogrammes, documents multimédias, sites Web, jeux vidéo), l'INA (pour les documents sonores et audiovisuels radiodiffusés ou télédiffusés, et les sites Web dédiés à la TV ou à la radio) et le CNC (pour les documents cinématographiques destinés à une première exploitation en salle de spectacle cinématographique, dès lors qu'ils ont obtenu le visa d'exploitation cinématographique).
Depuis 2009, nous proposons aux éditeurs de s'enregistrer sur un service en ligne pour effectuer le dépôt.
Comment, concrètement, s'effectue le « dépôt légal » d'un site Web ou d'un blog ?
Benoît Tuleu : C'est à la BnF que revient la mission d'archiver au titre du dépôt légal les sites enregistrés en .fr, sous une extension liée au territoire national (.re, ou .bzh par exemple) ou sous extension générique (.com ou .org par exemple) à la condition qu'ils soient produits en France ou que leur auteur y soit domicilié. Les blogs en font partie, ainsi que la partie publique des réseaux sociaux.
Il est vrai que pour les éditeurs de sites Web, il n'y a pas de démarche proprement dite de « dépôt », puisque c'est la BnF qui procède à la collecte du site grâce à un processus de moissonnage par robot. C'est un robot-logiciel qui effectue les collectes en explorant les sites comme le ferait un internaute sur un moteur de recherche, puis il copie à mesure de sa progression tous les éléments constitutifs des pages : textes, images, fichiers audio et vidéo, animations, feuille de style et liens. Cette collecte ne prétend pas à l'exhaustivité (au vu de la taille d'internet, ce serait impossible !) mais elle se veut représentative de la réalité des sites. Tout éditeur d'un site Web peut aussi déposer son adresse URL à la BnF pour se signaler et s'assurer d'être collecté.
« Chaque capture est datée et référencée avec précision, ce qui permet, ensuite, de remonter le temps » et de naviguer à l'intérieur des sites archivés »
Comment s'opère cette collecte par robot ?
Benoît Tuleu : La BnF conjugue deux modes de collecte : d'une part, une collecte « large » dont l'objectif est d'avoir un échantillon du plus grand nombre de sites possibles, dont la liste est communiquée par des bureaux d'enregistrement partenaires, tels que l'Association française pour le nommage de l'Internet en coopération (Afnic) et OVH. Le nombre de domaines ainsi collectés est de 2,2 milliards chaque année.
D'autre part, la BnF procède à des collectes « ciblées », sur plusieurs dizaines de milliers de sites sélectionnés par des bibliothécaires. Ces collectes ciblées portent sur des sites de référence ainsi que sur des thématiques transverses ou des événements majeurs, comme les élections par exemple. Il arrive aussi que nous procédions à des collectes « d'urgence » en cas d'événements nationaux fortement relayés sur le Web : les attentats par exemple, mais aussi les événements sportifs ou, plus récemment, l'incendie de Notre-Dame. L'actualité est d'ailleurs bien représentée dans les collections au travers des sites de presse en ligne, des journaux au format PDF, des titres de la presse quotidienne régionale et des réseaux sociaux.
Les sites évoluent constamment. La volatilité d'Internet fait-elle bon ménage avec le dépôt légal, par hypothèse figé ?
Benoît Tuleu : Oui, et c'est justement parce que les contenus de l'Internet sont extrêmement éphémères qu'il faut les collecter par dépôt légal, afin d'en conserver une trace pour les générations de chercheurs à venir ! La durée de vie des pages du Web est très courte, et il y a aussi ce qui est volontairement effacé et que le dépôt légal peut toutefois avoir conservé.
Dans le processus du dépôt légal du Web, nous programmons les robots pour adapter la fréquence et la profondeur des collectes, selon la nature des sites et au rythme de leurs mises à jour, afin d'en conserver des versions successives et représentatives de leur évolution. Chaque capture est datée et référencée avec précision, ce qui permet ensuite, via l'application Archives de l'Internet, de « remonter le temps » et de naviguer à l'intérieur des sites archivés.
La gestion du dépôt légal, même dématérialisé, doit être un sacré casse-tête administratif !
Benoît Tuleu : C'est surtout, concrètement, l'engagement, la précision et le dynamisme des équipes chargées de recevoir, d'enregistrer et de cataloguer des centaines et des centaines de document chaque jour ! Dans cette chaîne de traitement, les compétences sont très diverses, du magasinier au conservateur expert du numérique en passant par les catalogueurs, et tout le monde est important. Il faut dire aussi que nous avons progressivement informatisé toute cette chaîne de traitement, ce qui a permis par exemple d'automatiser en partie les vérifications et les relances aux déposants. La création du service en ligne depotlegal.bnf.fr a, lui, permis de récupérer automatiquement une partie des données des éditeurs, d'améliorer la qualité de nos relations avec les déposants et de rendre ainsi le circuit plus fluide et plus efficace.
Le non-respect de cette obligation est sanctionné par une amende de 75 000 euros. Y a-t-il beaucoup de condamnations ? Comment s'assurer que les diffusions ont bien été enregistrées vu la quantité astronomique des documents physiques et numériques concernés ?
Benoît Tuleu : Nous avons des services de « veille » éditoriale et un système de relance en partie automatisé pour contacter les déposants qui n'auraient pas rempli leurs obligations de dépôt légal. Nous avons aussi ouvert, en 2009, depotlegal.bnf.fr, un service en ligne pour dématérialiser et faciliter les démarches des éditeurs. Il faut aussi rappeler que le dépôt légal est gratuit, y compris pour l'envoi des documents qui bénéficient d'une franchise postale. Mais surtout, nos services ont à cœur d'avoir avec les éditeurs et déposants une relation de qualité. Quand le dépôt légal n'est pas effectué, plutôt qu'un rappel à la loi et aux sanctions, ils préfèrent commencer par expliquer l'intérêt du dépôt légal : son caractère patrimonial, son histoire, la préservation pérenne des publications et des œuvres, leur signalement dans le catalogue en ligne de la BnF et leur visibilité dans le site de la Bibliographie nationale. Dans la construction commune de ce patrimoine national, les éditeurs sont nos partenaires, et ils le comprennent très bien. Leur civisme, leur attachement à la culture et à l'institution sont tels que le dépôt légal finit toujours par être effectué.
« En France, le dépôt légal n'a aucune incidence sur le régime du droit d'auteur »
Dans d'autres pays, le dépôt légal confère des droits aux auteurs. Pourquoi n'en est-il pas de même en France ?
Harold Codant : En France, le dépôt légal n'a aucune incidence sur le régime du droit d'auteur. Il ne crée pas de protection et n'est pas une condition à la protection. Le dépôt légal peut tout au plus servir de preuve pour établir la date de création d'une œuvre : il constitue une simple présomption de l'antériorité de cette création (au même titre que l'enveloppe Soleau déposée auprès de l'INPI ou qu'un courrier en recommandé envoyé à soi-même et laissé non décacheté).
Le droit d'auteur est concerné à un autre titre : le Code du patrimoine (articles L 132-4 et L 132-5) prévoit que les auteurs, les artistes-interprètes, les producteurs de phonogrammes ou de vidéogrammes et les entreprises de communication audiovisuelle ne peuvent interdire aux organismes en charge du dépôt légal (la BnF, l'Ina et le CNC) :
1° La consultation de l'œuvre sur place par des chercheurs dûment accrédités par chaque organisme dépositaire sur des postes individuels de consultation dont l'usage est exclusivement réservé à ces chercheurs.
2° La reproduction sur tout support et par tout procédé d'une œuvre, nécessaire à la collecte, à la conservation et à la consultation sur place dans les conditions prévues au 1°.
Cette exception au droit d'auteur permet donc de reproduire des œuvres et de consulter leurs copies dans les espaces de recherche de la BnF.
Le patrimoine national documentaire est aujourd'hui considérable ! À qui appartiennent les documents déposés à la BnF ?
Harold Codant : Ils appartiennent à l'État, la Bibliothèque en assurant la garde. En effet, le décret du 3 janvier 1994 portant création de la BnF précise que cette dernière a notamment pour mission de collecter, cataloguer, conserver et enrichir dans tous les champs de la connaissance le patrimoine national dont elle a la garde, en particulier le patrimoine de langue française ou relatif à la civilisation française.
Par ailleurs, l'article L 2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques prévoit qu'un exemplaire identifié de chacun des documents déposés au titre du dépôt légal fait partie du domaine public mobilier. Ce qui signifie que ces documents ne peuvent pas être aliénés (vendus, donnés ou détruits) et qu'ils demeureront donc perpétuellement dans les collections de l'État.
Le dépôt légal représente une source d'information statistique précieuse. Il nous indique par exemple que 82 313 livres ont été enregistrés en 2018 soit une augmentation de 70 % en 20 ans !
Benoît Tuleu : Et l'on voit dans le même temps que les CD enregistrent une baisse sur la même période…. Il y a aussi des supports que l'on croyait disparus, comme les disques vinyles, qui non seulement résistent mais connaissent à présent un regain. Le dépôt légal donne en effet une image de tout ce qui est publié, il reflète le dynamisme et la diversité de la production culturelle française La production éditoriale est une matière vivante, et le dépôt légal depuis son origine n'a cessé d'évoluer pour s'y adapter.
Aujourd'hui, la plupart des données collectées par les dépositaires sont en ligne et donc potentiellement accessible par tous. Qui a accès à ce saint des saints de la culture française, avec ses pépites inestimables ?
Benoît Tuleu : Dans un objectif d'ouverture et de rayonnement de la production culturelle française, les données bibliographiques sont accessibles à tous, sur le catalogue en ligne de la BnF et sur le site de la Bibliographie nationale française. C'est même l'objectif de la Bibliographie nationale depuis son origine, en 1811 ! Chacun doit pouvoir savoir ce qui a été publié, comment, quand et par qui, du simple citoyen au chercheur.
En revanche, les documents conservés au titre du dépôt légal ne sont accessibles au public que sur accréditation et dans les espaces Recherche de la BnF.
C'est aussi un outil précieux pour identifier les écrits les plus abjects qui seraient passés entre les mailles du filet judiciaire ?
Harold Codant : Le catalogue est en effet accessible aux autorités de justice comme à tout citoyen. Il nous arrive de permettre l'accès par des agents de police à des documents issus du dépôt légal, dans le cadre d'enquêtes sur commission rogatoire concernant différents types d'infraction (terrorisme, contenus racistes, haineux…). En revanche, il n'appartient pas à la BnF d'exercer un tel contrôle sur ce qui est déposé entre ses mains.
Quel avenir peut-on souhaiter à cette institution multiséculaire qui reste pour autant assez discrète ?
Benoît Tuleu : Nous ne pensons pas qu'il faille changer le nom du dépôt légal, qui est une institution très ancienne, bien connue des éditeurs. On ne débaptise pas une marque quand elle fonctionne bien !
Ce que l'on peut souhaiter pour l'avenir du dépôt légal ? Qu'il continue à s'adapter au dynamisme et à la richesse de la production culturelle du pays, comme il le fait depuis son origine. Et aussi qu'il soit institué et qu'il fonctionne convenablement dans toujours plus de pays dans le monde, car c'est un enrichissement collectif et une condition de la démocratie.
Le dépôt légal en chiffres :
Nombre de sites Web collectés : 2,25 milliards d'URL chaque année, une collection totale de 1 100 téraoctets de données (soit 1,1 pétaoctet).
Nombre de livres : 80 000 par an.
Nombre de titres de périodiques, revues, journaux : 34 200 titres soit 219 000 fascicules.
Nombre total de documents : près de 110 000 documents par an tous supports confondus.