Menu
Libération
Tribune

Libraires contre Gafa : un combat non équitable

La présence de «Bande de Français» de Marco Koskas, un livre autoédité sur Amazon, dans la sélection du Renaudot a déclenché la colère de libraires. L'un d'eux estime que l'auteur aurait pu choisir un autre réseau de diffusion non abrité par l’une des Gafa : il en va du choix de société désiré.
par Alexis Weigel, libraire chez 47 degrés Nord à Mulhouse
publié le 18 septembre 2018 à 6h09

Il y a une dizaine de jours, le jury du prix Renaudot faisait figurer, dans sa sélection de dix-sept romans appelés à être récompensés le 6 novembre prochain, le dernier livre de Marco Koskas, Bande de Français, aux côtés de Philippe Lançon, David Diop ou Vanessa Schneider, déclenchant ainsi la protestation et les appels au boycott (jusqu'aux livres des membres du jury) de nombreux libraires, scandalisés de voir ainsi adoubé un auteur sorti des sentiers battus et passé par le biais de l'autoédition.

Le choix de la structure qui est celui de Marco Koskas n'est pas anodin et il est l'unique problème : le système de vente en ligne Amazon, devenu ennemi numéro un des librairies indépendantes et qui dans le cas où il serait couronné, forcerait celles-ci à manger dans la main de celui qui les tue. C'était son droit de le faire. Mais celui-ci s'est toutefois ému de la colère de mes collègues, en tête desquels Mélanie Le Saux (soutenue par le Syndicat de la librairie française) qui interpellait le jury du Renaudot dans une lettre ouverte publiée dans l'Obs et à laquelle l'écrivain s'est fendu d'une réponse, au mieux inélégante, tentant de détourner l'attention du malaise initial.

Contrairement aux arguments avancés, ce n’est ni la qualité du livre en question, ni le dépit de son auteur d’avoir eu recours à l’autoédition qui lui est reproché, mais bien le choix de son réseau de diffusion : Amazon. Que cela puisse ou non ébranler chez Marco Koskas quelques certitudes ou démanger son ego, ce mastodonte se goinfre jour après jour du cadavre des librairies indépendantes qu’il a lui-même assassinées. Il faut comprendre que la présence, sur la liste de l’un des prix les plus prescripteurs et vendeurs du pays, d’un auteur ayant sciemment fait le choix d’offrir son manuscrit à cette plateforme puisse a minima bousculer la bienveillance de certains libraires – d’autant plus si ceux-là sont déficitaires comme Monsieur Koskas l’écrit si élégamment à propos de Mélanie Le Saux.

En migrant sur Amazon, c’est un choix militant qu’il effectue. Non pas celui de l’autoédition, parce qu’il existe d’autres plateformes où se réfugier face au refus des éditeurs que celle abritée par l’une des Gafa, actrice majeure d’une transition numérique appelée à changer en profondeur nos sociétés contemporaines, et pas forcément pour le meilleur. Il fait le choix de sa carrière souffreteuse, avec la certitude qu’Amazon pourra être plus bénéfique à celle-ci que les autres structures de l’autoédition, plutôt que celui d’un idéal de société sans doute plus inconfortable.

En s'adressant au «faux cul» de libraire qu'il devrait trouver au bas de sa rue – à moins qu'il n'ait, depuis, mis la clé sous la porte en conséquence et au bonheur de la vente en ligne – ce dernier aurait été en mesure de lui dresser la liste d'une multitude de petits éditeurs talentueux susceptibles de reconnaître son génie et diffuser son chef-d'œuvre. Il est certain, toutefois, que ceux-là ne lui auraient pas assuré l'attention médiatique qui est la sienne désormais – et les ventes qui vont s'en suivre – et à laquelle son choix amazonien a largement contribué. Pas plus d'ailleurs que l'occasion de se poser en victime d'un système qui broie les auteurs et interdit toute subversion prétendue.

Que le jury du Renaudot fasse le choix d’abattre le totem des grandes maisons d’édition auxquelles devraient automatiquement revenir les prix les plus prestigieux, cela s’entend et s’apprécie. Qu’il le fasse au mépris des librairies indépendantes qui luttent chaque jour pour la survie d’un modèle, sans que cela ne soit pour autant l’affaire d’Etat dans laquelle l’auteur tente de nous entraîner, devrait au moins susciter chez lui la décence visant à écouter le mécontentement lorsqu’il s’exprime. Et la délicatesse, s’il y répond, de le faire avec davantage de distinction que celui affiché dans ces quelques lignes d’une vulgarité extrême.

Les urgences écologiques, économiques et numériques auxquelles nous faisons face nous contraignent chaque jour un peu plus à choisir quel type de société nous désirons : le maintien, plus ou moins inconscient, d’un néolibéralisme que nous sommes conditionnés à penser comme une fatalité, fort de ses dérives angoissantes, de la dématérialisation à la déshumanisation du rapport à l’autre, en passant par des inégalités sociales délirantes ou le mépris de la transition écologique ; ou le choix d’y résister, si ce n’est de s’y opposer, en favorisant un système de valeurs peut-être désuètes et rétrogrades, mais fondamentalement humaines.

Nous avons fait le choix de ce métier en dépit de salaires dérisoires parce que nous croyons farouchement au bien-fondé de notre mission. Chaque jour, nous sommes confrontés à notre ignorance quand Amazon étale son génie algorithmique grâce au moindre mot-clé, nos commandes arrivent moins vite que celles proposées par leurs drones, nous obligeons le client à sortir de chez lui et il nous arrive même d’être d’humeur changeante quand l’écran d’ordinateur affiche une admirable constance face aux désagréments du quotidien. Mais nous sommes convaincus, pourtant, et alors même que la technologie et la communication abolissant les distances creusent et enveniment les séparations entre les êtres humains, que rien ne prévaudra jamais sur l’écoute, le conseil, la discussion et le lien. Ou plus clairement sur le rapport à l’autre, ce contre quoi «l’employeur» de Marco Koskas est entré en guerre.

Ce dernier a choisi son camp, et c’est celui qui nous est opposé. Il serait dès lors tout à son honneur d’avoir la décence de ne pas nous accabler davantage et d’attendre sa récompense en silence.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique