La polémique enfle sur la blogosphère. Au fur et à mesure que l’importance d’internet grandit, les collisions avec les lois de la République – inadaptées à un monde dont les frontières sont rendues plus floues par la porosité de ce nouveau médium – se font plus fréquentes. Déjà, les précédentes élections avaient été l’occasion de montrer que les règles concernant les sondages étaient pour le moins difficiles à faire tenir. Avec ces élections, le déchaînement sera total.
En effet, selon le code électoral et son article 52-2, il est interdit à tout média de communiquer tout résultat d’élection partiel ou définitif avant la fermeture du dernier bureau de vote, soit avant 20 heures. La Commission de contrôle de la campagne et le Forum de l’Internet ont publié un communiqué rappelant « l’absolue nécessité de préserver le scrutin de toute interférence extérieure », ainsi que la peine applicable en cas de diffusion de tendances ou résultats avant 20 heures (75 000 euros tout de même) en assortissant son communiqué d’une menace : un commando d’experts scrutera le Web à la recherche des fuites.
Diable. On imagine déjà dix douzaines de fonctionnaires, le sourcil en bataille, parcourant avidement les dizaines centaines milliers millions de blogs, sites de presses, radios online, etc… pour y déceler l’infraction, clicouillant comme des fous à un rythme de mulot tachycardique pour parvenir à s’assurer que personne ne fera fuiter de précieuses informations, le tout avec une maîtrise consommée des raccourcis-clavier, de la molette-souris et des subtilités de l’informatique en ligne.
La réalité risque plutôt de verser dans le tristounet où l’on verra probablement une petite phalange de ronds-de-cuir paumés avec Internet Explorer 4, baguenauder lentement sur l’une ou l’autre page d’un forum de fiches cuisines commentées ou d’un grand média bien sage, pendant que viendront s’agglutiner sur leurs écrans cathodiques 15″ des douzaines de pop-ups vantant les mérites de petites pilules pour zizis tout mous ou un site p0rno avec des vieilles et des animaux.
Pour ma part, j’attendrai très probablement la fin d’après-midi pour me décider. Et j’irai sans aucune vergogne traîner sur les sites suisses, belges, anglais ou autres qui relateront les résultats qu’ils auront. Je me délecterai des informations qui y seront présentées, et il est fort probable que j’utiliserai en partie ces informations pour orienter mon vote : en effet, si Laguiller, Besancenot, ou – cauchemar des cauchemars – Bové sont présents au second tour, un sursaut civique s’imposera !
Dans le même temps, il est plus que probable que des sites comme celui de Morandini[1], l’ex animateur de trash TV, seront assaillis de connexions; et pour fuir, cela fuiera. Il n’est d’ailleurs pas improbable que le score des élections soit beaucoup plus serré que prévu précisément à cause de ce phénomène, sans même évoquer les étonnantes similitudes moroses des programmes des favoris.
Le point important, cependant, n’est pas tant de savoir si l’on doit ou pas interdire les sondages et la publication de résultats partiels pendant le jour du scrutin : en effet, ils ne peuvent en tout état de cause être interdits que sur notre territoire, et même cette interdiction est très difficile à respecter tant ce fameux « territoire » est étendu dans les horaires. Entre la Nouvelle-Calédonie, Tahiti et les îles antillaises, les aménagements sont obligatoires, nombreux et difficiles à respecter pour que tout le monde dispose des informations au « même moment », sachant que ce « même moment » s’établit à 20H en métropole. Au passage, il est toujours étonnant de constater que ceci implique de fait une discrimination des insulaires par rapport aux autres citoyens, discrimination que bien des média s’empressent de ne pas relayer alors qu’ils seront les premiers pour faire tout un foin sur la disparité homme-femme lors des législatives par exemple.[2]
Non, le point important réside dans le décalage qui s’est opéré entre d’un côté des institutions qui ligotent la liberté d’expression et de l’autre les technologies de l’information qui la libèrent. Le pouvoir politique a en effet de plus en plus de mal à juguler l’accès à l’information complète et directe par le citoyen. Une course à l’armement a toujours existé entre ceux qui disposent des sources et des canaux d’information, et ceux qui consomment cette information et sont prêts à payer pour l’obtenir. Le marché a, de ce point de vue, beaucoup apporté en innovations et en puissance de traitement de l’information. Ces dernières années, on est même passé à des croissances exponentielles dans la quantité et la qualité d’informations disponibles, ainsi que dans le nombre de modes de diffusion de cette information.
Avec cette affaire, on touche une fois de plus du doigt les problèmes de base à la fois de la démocratie et de la manipulation de masses. Il est maintenant impossible de réaliser cette étanchéité du savoir entre les différents citoyens, ceux qui ont voté et ceux qui vont le faire, entre ceux qui savent à peu près où on en est des résultats de ceux qui ne savent pas. L’absurdité de la situation pousse à se poser une question essentielle : comment peut-on, dans un pays où l’on prône la liberté d’expression et d’information, interdire la divulgation de ces informations essentielles ?
Si la démocratie est efficace et représente bien la décision de la majorité, elle n’a pas à craindre des média qu’elle héberge en son sein. Dans le cas contraire, on doit d’abord s’interroger sur la solidité du concept démocratique si de simples sondages ou la divulgation de résultats partiels risquent de remettre à ce point en cause le principe du vote…
En outre, limiter une liberté fondamentale, c’est prendre le risque que, grâce à des contournements ingénieux, certains puissent tout de même en jouir pendant que d’autres resteront frustrés, créant ainsi une inégalité de fait, inégalité que le législateur fera tout pour réduire … en pourchassant les contrevenants plutôt qu’en se remettant en cause. On notera au passage que la tendance à vouloir toujours tout réguler dépasse largement les bancs de l’Assemblée Nationale puisque cette habitude se retrouve aussi dans les articles de presse (comme celui-ci qui se garde bien de comparer avec d’autres pays où le problème ne se pose même pas).
Le plus désolant dans cette histoire, c’est que non seulement, le législateur semble prendre du retard sur les technologies Internet, mais en plus semble-t-il merdouiller grave sur l’adoption du vote électronique qui serait pourtant – on le comprend aisément – une avôncée equestraordinâire vers la solution finale démocratique totale ultime, au plus proche du citoyen et au plus rapide possible : bientôt, le dépouillement-minute de votes invérifiables pour une démocratie « pervasive » où, pourquoi pas, même le menu de votre petit-déjeuner sera soumis à référendum ?
Notes
[1] Débrouillez-vous pour le lien 🙂
[2] Je profite de cet espace et de l’introduction fortuite du sujet de l’égalité Homme-Femme pour signaler mon vif agacement quand je lis, dans la prose des collectivistes les plus gratinés, les bricolages crados qu’ils nous font subir sur les déclinaisons féminines. Ne trouvez-vous pas insupportable qu’on lise par exemple que la pauvrette du PC est »soutenue par le PC et par des milliers d’elu-e-s » ? … que la marmotte de la poste (dont – au passage – la une du tract ressemble à une promotion de concert gratuit à la MJC de Fleury) nous parle d’homosexuel-le-s ? J’attends le jour ou l’on sombrera dans l’imprécation torturée « Ouvrier-ère-s de tous-tes les pays-régions, unissez vous ! ». L’écriture totale sera enfin possible. Argh.
excellent(e)
Excellent billet, cher h16. Il semble que votre sens de l’observation augmenté de votre verve anti-conformisme trouve un terreau particulièrement favorable pour s’exprimer en ces temps électoraux.
Votre note n° 2 à propos de la mise au féminin systématique de mots qui n’ont pas à l’être est tout à fait pertinente : c’est en effet particulièrement agaçant de constater que le consternant politiquement correct affecte aussi notre langue, avant ils mettaient des parenthèses "élu (e)", maintenant ils écrivent "élu – e -". Professeure et écrivaine, c’était déjà de la belle torture langagière et on nous en remet une couche. C’est affligeant de bêtise moderne. Philippe Murray a écrit là-dessus des pages assassines et néanmoins pleines d’humour dans ses Exorcismes spirituels, Désaccord parfait ou autres pamphlets mordants. Je vous trouve très proche de lui très souvent.
Bonnes crèpes au sucre demain.
"Pour protéger les petits internautes français que nous sommes, la République Populaire de Fraônce va mettre en place un dispositif de filtrage des sites accessibles, en imposant à tout citoyen de passer par des DNS contrôlés par l’Etat et permettant d’accéder à des sites certifiés Label de Confiance."
Ah désolé, la news ne devrait paraitre que dans quelques années, une fois que nous serons "prêts" à encaisser…
Morandini a annoncé qu’il ne publiera finalement pas les estimations sur son blog :
"En citoyen responsable, et en journaliste soucieux de respecter la déontologie, je ne mettrai donc pas en ligne ces estimations, demain, à 18 heures sur le blog."
http://www.jeanmarcmorandini.com...