Commotion et la neutralité du net

Aujourd’hui, deux actualités technologiques occuperont mon court billet. Et, nous le verrons, ces deux actualités offrent une parfaite illustration du principe simple que les initiatives individuelles et la sérendipité permettent de résoudre des problèmes de façon originale et efficace, et surtout, en se passant de lois et de réglementations, apanage typique de l’Etat.

Pour commencer, on pourra se pencher sur Commotion.

Il s’agit d’un projet en cours de développement, une suite logicielle qui permet de créer un maillage sans fil à haut débit complètement autonome, sur les fréquences Wi-Fi habituelles, sans s’appuyer sur aucune infrastructure existante (relais téléphonique, câble, satellite). De plus, le trafic sur ce type de réseau est anonyme et crypté.

Au départ, il s’agit d’une initiative de Sascha Meinrath et Josh King, deux militants de l’internet libre, qui se sont lancés dans ce projet en basant une partie des développements sur TOR. De fil en aiguille, ils ont fini par intéresser le gouvernement américain qui voit dans ce système une façon simple de faire transiter l’information même dans les régimes autoritaires.

Intérêt qui s’est rapidement traduit par des subventions. C’est regrettable en ce qu’elles représentent un risque pour le projet d’être orienté pour des buts plus politiques de la part du gouvernement américain ; on comprend en effet que l’idée de base de la décentralisation complète du réseau et de l’anonymisation des informations échangées puissent être une épine dans le pied d’un gouvernement, quel qu’il soit.

À la décharge de l’administration américaine, aucune pression n’a semble-t-il été faite sur le groupe de développeurs pour, justement, faire de ce développement un nouvel outil de la politique américaine. On imagine sans mal, cependant, qu’une fois le produit terminé, le gouvernement américain se fera un plaisir d’aller distribuer de véritables kits « réseau crypté » dans certains pays stratégiquement intéressants pour lui.

Pour le moment, le développement avance et ses créateurs espèrent voir finaliser le produit courant 2012. Et lorsqu’il sera largement disponible, on peut s’attendre à de véritables grincements de dents de tous les opérateurs télécoms pour lesquels l’apparition de ce genre de technologie pourrait constituer un danger.

Internet : une série de tubes

D’ailleurs, on se prend à rêvercauchemarder ce qu’aurait donné la même aventure en France.

En gros, on peut imaginer deux grands déroulements.

Le premier est traditionnel : les jeunes inventeurs, frémissant à l’idée de faire une startup, déposent un dossier à OSEO (ex ANVAR) et retrouvent leurs idées pillées, puis brevetées par France Télécom ou une autre, qui se retourne bien vite en justice contre les géniaux entrepreneurs pour contrefaçon. Ruinés, ils se « suicident ».

Le second est encore plus évident : l’invention gagne du terrain et soudain, Frédéric Mitterrand monte à la tribune de l’assemblée, fait un speech mémorable sur l’Exception Telecom Française et le danger que constitue un internet sans label qualité, développé par des bricoleurs du dimanche. Rapidement, une grosse loi bien contraignante est votée et le travail de nos hackeurs est déclaré illégal. Une Haute Autorité au nom rigolo est créée, et plein d’argent du contribuable est claqué pour s’assurer que le wi-fi ne passe bien que par les petits tuyaux autorisés.

Ce qui m’amène naturellement à évoquer le serpent de mer de la Neutralité du Net.

Par définition, il s’agit d’un principe visant à garantir « l’égalité de traitement de tous les flux de données » sur Internet. Car les petits paquets IP sont nés libres et égaux en droit, ou quelque chose comme ça, et normalement, un prestataire de télécommunication qui fait transiter ces petits paquets tous égaux n’a donc pas le droit de les trier en fonction de la source, de la destination ou du contenu de ces paquets.

C’est très théorique parce que, pour le moment, l’infrastructure est très majoritairement supportée par des opérateurs du monde privé qui, moyennant des contrats en bonne et due forme, s’arrangent avec leur client pour leur fournir le service qu’ils demandent à des conditions qui sont fixées, a priori, de gré à gré.

Rien n’empêche d’imaginer un contrat de fournisseur internet s’engageant à vous fournir, par exemple, un débit garanti sur — mettons — Youtube et sans aucune garantie sur Dailymotion. Libre au client d’accepter ou d’aller voir ailleurs…

Du point de vue de certains hackivistes/activistes, cette éventualité les bouleverse à tel point que — notamment en France, bien sûr — on en vienne à parler … intervention de l’Etat et bonne grosse loi qui imposerait cette neutralité parce que bon, vous pensez bien, trier des paquets et faire des contrats ad hoc, c’est tabsolument skandaleux.

Or, si l’on met en perspective Commotion et cette neutralité du net tant voulue et désirée par beaucoup, on se rend compte qu’on dispose à la fois d’un moyen concret d’avoir cette neutralité, et/ou un moyen de pression auprès de ces opérateurs pour s’assurer que les contrats qu’ils nous proposeront seront toujours corrects.

En gros, l’apparition de ce genre de technologies revient à créer une concurrence et va ainsi aiguillonner les opérateurs, les incitant largement à ne pas nous faire des trucs trop louches qui … feraient fuir leur gagne pain.

Enfin, si l’on ajoute que, grosso modo, lorsque cette neutralité est attaquée, cela provoque aussi des bisbilles amusantes entre grosses sociétés du Net, on se rend compte que la Neutralité du Net n’a finalement pas besoin d’une loi ou d’une décision autoritaire.

Internet : Serious bizness

Et c’est tant mieux. On se rappellera qu’en d’autres temps pas très lointains, les excuses du style « C’est pour votre bien » sont utilisées par de gros états joufflus pour verrouiller le Net, justement. On maniera donc avec la plus grande prudence tout appel vers ces mêmes Etats à agir…

En fait, il n’y a pas besoin de loi et Commotion montre bien pourquoi : les initiatives personnelles sont bien plus puissantes, et portent en elles de bien meilleures principes.

Et lorsqu’un problème fait mine de grossir — comme celui de la neutralité du net — une solution apparaît, simplement parce que plusieurs acteurs y ont intérêt.

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Commentaires22

  1. Galuel

    Excellent post ! Vraiment excellent !

    J’ajoute que si la solution « apparaît » c’est aussi parce que le problème a été dénoncé et que donc on ne doit pas non plus dénigrer ceux qui dénoncent.

    Il est en effet ensuite plus efficace de proposer un outil concurrentiel neuf, que d’attendre un changement potentiel de l’outil premier. L’exemple vaut aussi pour GNU/Linux versus Windows, qui a fait suite à l’invention originelle géniale de Stallman ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman ) d’avoir créé la GPL versus le copyright ancestral en réaction à sa propre indignation devant la pseudo « propriété intellectuelle » que certains voudraient imposer pour limiter et contrôler les libertés.

    Si l’on étend ce principe à l’asymétrie du système monétaire alors on peut comprendre de la même façon qu’on peut créer de nouvelles monnaies symétriques plutôt que d’espérer une quelconque évolution improbable du seul système monétaire en vigueur (système frauduleux et non-neutre, à effet de levier asymétrique).

    1. « J’ajoute que si la solution « apparaît » c’est aussi parce que le problème a été dénoncé et que donc on ne doit pas non plus dénigrer ceux qui dénoncent. »

      Ah mais tout à fait. Il faut juste faire attention aux propositions qu’ils avancent pour résoudre le pb 🙂

      En ce qui concerne les monnaies, il va de soi que je suis pour toute création monétaire libre, et que la meilleure gagne. Maintenant, on peut s’attendre à des coups de bâton de la part de l’Etat. Lui, il n’aime pas du tout la concurrence …

      1. deres

        A noter que l’actualité semble montrer que les grands groupes semble croire qu’il n’y aura que peu de nouvelles innovations et de nouveaux produits technologiques à court terme. Apple a donc lancé une guerre des brevets sans merci et ses concurrents lui ont emboîté le pas. En effet, son business model jusqu’à maintenant était de lancer des produits innovants cher et hauts de gamme, qui se vendait très bien pendant plusieurs années en attendant la concurrence et de trouver un nouveau produit. Résultat, Ipod, Iphone et Ipad. Cette guerre des brevets traduit le fait qu’ils n’ont sûrement plus d’idée de nouveau produit révolutionnaire et qu’il faut donc consolider leurs positions sur ceux existant en retardant au maximum l’arrivée de la concurrence.

  2. Lib

    Scenario alternatif si Commotion était né en France.

    Après 18 mois, à l’issue d’un conflit anodin comme il en arrive constamment dans les projets open source, un des contributeurs saisit le tribunal des prud’hommes aux fins de faire requalifier son implication dans le projet en contrat de travail. Il verse au dossier des pièces accablantes qui établissent l’existence d’un lien de subordination.

    Lourdement condamné pour travail dissimulé, travail au noir, violation du salaire minimum, fraude aux charges sociales, délit d’entrave, violation des règles d’hygiène et sécurité… le porteur du projet écope de 4 ans de prison et 800.000 euros d’amende.

  3. Shonin

    En parlant de Net.

    « nationstates »
    est un web game gratuit assez sympa où on doit gérer la politique d’un pays (deux « issue » par jour à gérer).

  4. deres

    Un troisième scénario existe pour les innovations technologiques en France. C’est le plus courant. des start up se montent et créent des produits. Mais comme la bienpensance, la réglementation (en particulier la CNIL) et la frilosité des grands groupse font des ravages en France, la start up a du mal à trouver des clients dans son propre pays. Elle végète donc en une petite PME. Pendant ce temps là, des start up étrangères développent des produits concurrents et eux trouve des débouchés nationaux leur permettant de grossir,d’améliorer le produit et de baisser son coût. L’innovation est finalement acceptée en France car elle existe partout dans le reste du monde, mais avec un produit étranger, car la PME française finit par fermer faute d’être concurrentielle. C’est le schéma le plus courant actuellement je crois.

  5. Simon

    Cher H16,
    Je me permets de reformuler ici une partie de phrase dans votre premier paragraphe: Les initiatives individuelles et la sérendipité. Ceci pourrait s’écrire: les initiatives individuelles et le fait de trouver autre chose en plus de ce qu’on cherche.
    Je sais, je sais, tout le monde sait ce qu’est la sérendipité. Pas moi. Mais grâce à vous, maintenant, je sais et en plus, j’ai trouvé les Aventures et voyages des trois princes de Serindip.
    Soyez en remercié.
    Il ne me reste plus qu’à trouver comment placer sérendipité dans la conversation.
    Sans rancune.

    1. Seb

      Pareil que Simon. Une grande question me titille: quand est-ce que je pourrai placer sérendipité dans une conversation???

      1. Simon

        Mon cher Seb, devant le peu de réaction suscitée, je ne peux que te tendre la main et dire ce que disait un de mes profs quand nous pompions: « ce n’est pas en unissant vos ignorances que vous parviendrez à faire un semblant de connaissance ».
        Mais tout à coup, j’y pense: c’est peut-être ça la sérenpidité!

        1. Seb

          ;o)

          Je crois que si je devais dire ce mot, je le dirai en anglais, avec accent « patate chaude ». Serenpidity!

        2. HussardBleu

          On parle d’un « effet Serendip » : Georges Pompidou l’avait employé lors d’une conférence de presse, au début des années 70… Il est vrai qu’il était Normalien, de l’époque où Normale Sup voulait encore dire quelque chose…
          Je l’ai revu utilisé dans une pub étasunienne pour des semi-conducteurs, il y a une vingtaine d’années, Serene Dip (ne me demandez pas ce qu’est un DIP…).

  6. Higgins

    J’avais lu un papier sur Commotion ces jours derniers. Quand j’ai lu que le gouvernement US était derrière, j’avoue avoir un peu tiquer. Ton billet me rassure un peu mais comme tu le soulignes justement, il convient de rester vigilant, la protection de « Notre bien » (pour la voracité des machines étatiques et leur propension à réglementer nos existences) et le maintien des positions acquises (pour les industries concernées) étant des puits d’excuses inépuisables pour justifier des multiples atteintes aux libertés individuelles et/ou collectives.

  7. gnarf

    Euh c’est quoi la portee d’un tel reseau wifi? Faut que les PCs de ce reseau soient a moins de 40m les uns des autres?

    Et de toute facon il faut une connection internet classique pour relier le reseau au reste du monde non?

  8. Changaco

    Les réseaux wifi auto-organisés ne sont pas nouveaux. Ils ne sont pas une solution en dictature car ils peuvent être détruits ou brouillés. Leur efficacité en tant que moyen de pression sur les FAI est discutable parce qu’il y a peu de chances de rassembler la masse critique nécessaire. Enfin, leurs effets sur la santé sont plus que douteux donc faut pas compter sur moi pour participer.

    1. Détruits, ça me paraît difficile dès lors que vous avez un nombre suffisant d’émetteurs/récepteurs.
      Brouillés, ça marche sur de courtes périodes de temps, après quoi celui qui brouille est lui aussi gêné. C’est ce qui s’est passé en Egypte : on ne peut pas couper totalement internet une fois qu’une partie non négligeable de l’économie d’un pays en dépend (la Bourse par exemple).
      Pour ce qui est de la masse critique, c’est un argument discutable : les voitures ne fonctionnent bien qu’avec une quantité suffisante de routes, et les routes ne sont intéressantes qu’avec une quantité suffisante de voitures. Moyennant quoi, il n’y aura jamais assez de routes et de voitures…
      Enfin, les effets sur la santé je ha hem bon bref. Passons.

  9. Vortex

    En France le projet aurait été abandonné et on aurait choisis un autre plus pourris, plus chers et moins performant. Voir le projet Cyclade de Louis Pouzin (inventeur du shell et du datagramme début des années 70). Je suis toujours étonné de la qualité du personnel français inversement proportionnel à la qualité de leur dirigeant (privé ou public d’ailleurs)

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