Caricatures, calculs et dissymétrie

L’affaire des caricatures du prophète prend actuellement une telle ampleur qu’on se demande sincèrement si le monde n’est pas à la veille d’un basculement drastique comme à la suite d’une cristallisation des opinions. Je n’aurai pas la prétention de pouvoir apporter dans le torrent des opinions un point de vue meilleur que les autres, mais j’aimerai, par ce petit billet, appeler à prendre un peu de recul sur ce qui se passe.

Sur le simple plan des faits, on peut noter les éléments suivants :

  • des caricatures ont été produites, il y a plusieurs mois (le 30 septembre 2005) semble-t-il, dans un journal danois.
  • les réactions après parution se sont révélées relativement discrètes. La polémique a cependant enflé de façon suffisante pour que le 24 janvier (nous sommes donc 4 mois plus tard), le parlement Jordanien appelle à châtier les auteurs de ces caricatures.
  • la presse a progressivement remonté cette information, et a réalisé une forte couverture médiatique des réactions observées dans certains pays musulmans
  • France-Soir, au même titre qu’une douzaine de quotidiens européens, a reproduit quelques unes des caricatures pour appuyer un article sur la liberté d’expression
  • Le propriétaire franco-égyptien du journal a limogé son directeur, et a présenté des excuses aux croyants qui auraient été offensés
  • La diplomatie européenne, notamment française, se positionne de façon gênée, mi-figue mi-raisin, jouant la carte de « le journal est libre de dire ce qu’il veut » et « il faut modérer ses propos sur les religions ».

Voilà pour les faits. Quelques éléments de réflexion à présent : on peut se demander pourquoi, exactement, il aura fallu plus de quatre mois à la polémique pour faire autant de bruit. En une semaine, le sujet est passé d’une ou deux lignes à plusieurs unes de journaux, alors que, dans les mois qui ont précédé, une bonne partie de la planète n’était même pas au courant de l’existence du journal danois en question.

De la même façon, on peut se demander ce qu’il y a de réellement spontané dans la réaction outragée des palestiniens, des autorités jordaniennes, saoudiennes, après un temps aussi long. Il est en effet peu probable que le député moyen du Hamas se délecte de la lecture de journaux danois au petit déjeuner. De même, on peut supposer que, technologies de l’information aidant, le moyen-orient dispose d’informations sur la presse européenne en moins de quatre mois.

La parution dans France-Soir s’apparente alors surtout à une opération marketing. Compte tenu des finances du journal, on ne peut guère lui reprocher d’avoir essayé. Le limogeage du directeur de la publication par le propriétaire permet de transformer cet essai en coup de maître sur le plan publicitaire tant le nombre d’articles évoquant le cas du journal a subitement gonflé (on en parle même dans la presse étrangère et Outre-Atlantique). Je ne voudrai pas sombrer dans une analyse a posteriori facile consistant à dire que tout ceci aura été monté de toute pièce par la direction du journal pour se faire mousser (je ne le pense pas), mais force est de constater que l’effet obtenu est particulièrement révélateur du mode de fonctionnement d’une société dont les média, par effet de réseau et auto-nourrissement, transforment rapidement des affaires locales finalement assez banales en soufflé médiatique gigantesque.

Dans toute cette affaire, ce qui m’aura le plus interpellé c’est notamment l’absence de réponses aux questions posées dans les paragraphes précédents sur le temps mis à la polémique pour enfler, mais surtout l’inexistance de commentaires sur la dissymétrie dont font preuve ces média, justement.

En effet, comment ne pas remettre en question ce même France-Soir qui fustige les islamistes fanatiques dans leur atteinte au droit d’expression, et l’invisibilité notoire de réaction devant les parutions de lois, franco-française elles, sur les droits d’expressions concernant l’homophobie, le racisme, etc… Comment peut-on réclamer maintenant le respect total et strict d’un droit d’expression alors que celui-ci a déjà été vigoureusement estropié dans l’indifférence quasi générale par les lois Gayssot et Taubira ? Comment peut-on encore croire à une réelle liberté d’expression quand, dans le même temps, on interdit effectivement le port du voile ? Ici, peu importe finalement mon positionnement sur l’un ou l’autre de ces sujets, je note simplement un incroyable oubli, un autisme calculé, qui vise à faire paraître le débat qui a lieu comme portant sur la liberté d’expression, alors que cette dernière n’a cessé d’être battue en brêche sur les dernières années, pour des motifs toujours plus fallacieux.

Cette dissymétrie va plus loin. Elle touche la France, qui toujours prompte à trouver la paille dans l’oeil de ses voisins, oublie généralement le paquet de poutres, tenons, mortaises et meubles marquetés dans le sien, mais elle touche aussi les pays musulmans. Ils dénoncent les caricatures, mais ne sont pas (ou plus ?) choqués par les actions radicales des terroristes, ne trouvent généralement rien à dire devant les massacres d’innocents, les bombes aveugles et les prêches d’un autre âge. On s’offusque des caricatures de Mahomet, on ne parle même plus des « caricatures » d’êtres humains égorgeant sur Internet des otages en Irak.

Au final, cette affaire et ces dissymétries de traitement démontrent de façon éclatante que la presse n’est pas libre, ne l’a probablement jamais été et ne le sera jamais. D’une façon ou d’une autre, les états (fussent-ils laïcs, séculiers ou religieux) et les systèmes politiques ont bien compris qu’ils trouveraient dans les média un fantastique moyen de manipulation des foules.

A mon avis, l’étape suivante sera de convaincre le monde entier que la « civilisation occidentale » (terme indéfini qui ne représente, finalement, pas grand’chose de concret, mais qu’on marketera habilement) est en lutte avec la « civilisation islamique » (idem). On va nous vendre de la guerre de religion, du débat d’idées réchauffées, pour préparer les consciences à un « choc de civilisation » que certains, mains sur le fourreau, attendent avec impatience. A ceux qui réclameront une prise de recul, ceux qui dénonceront la manipulation de part et d’autre, une petite saillie sur « l’esprit munichois » suffira à les rendre inopérants.

Comme évoqué dans un précédent billet sur les deux léviathans, nous assisterons peut-être à une bataille « épique » de systèmes, l’un étatiste, l’autre religieux (ou un mélange de ces systèmes).

Finalement, peu importe ; une chose est certaine : l’individu en sortira perdant.

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Commentaires3

  1. arnaud

    Personellement j’aurais plutôt employé le mot "auto-nutrition" à la place "d’auto-nourrissement". Par ailleurs je suis vraiment d’accord avec votre point de vue, excepté en ce qui concerne la liberté des médias. D’une part il est vrai que tant qu’ils seront subventionnés "au nom du pluralisme" ils ne seront pas libres. Peut-être tant qu’ils y aura des états aussi. Mais d’autre part certains luttent tous les jours pour leur liberté, je pense au canard enchaîné, par exemple. J’aurais juste tendance à être un peu plus optimiste.
    En tout cas bravo pour cet article.

  2. (merci)

    Il est, c’est vrai, des journaux qui ne sont pas directement inféodés aux états. Mais leur nombre est faible, et l’écho qu’on peut leur trouver dans le torrent médiatique actuel l’est tout autant…

  3. climax

    Revue de presse

    Allez, petite revue de presse : Objectif liberté, tout d’abord, dénonce les relents nauséabonds du patriotisme économique qui flottent autour de l’OPA de Mittal Steel sur Arcelor. Drieu Godefridi, quant à lui, élargit, dans son…

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