Il est toujours étonnant de constater le pouvoir des mots : ainsi, pour un événement particulier, le choix d’un mot plutôt qu’un autre oriente le discours. Orwell, dans son livre 1984, l’avait fort bien compris en inventant la novlangue. En dénaturant certains mots, en en favorisant d’autres, on arrive progressivement à orienter la pensée même des gens. De nos jours, les médias utilisent abondamment ces techniques. A la suite des récents événements en région parisienne, on peut en mesurer toute la puissance…
Ainsi, dans un article sur tf1.fr peut-on lire :
Pas moins de 177 véhicules incendiés et 4 tirs à balles réelles ont été recensés pour le seul département de Seine-Saint-Denis dans la nuit de mercredi à jeudi. Mais les troubles ont aussi concerné six autres départements pour un total de 315 voitures brûlées.
On ne pourra être qu’étonné de la juxtaposition des faits (177 véhicules, ce qui représente un gros parking, tout de même) et du mot « trouble ». Pour rappel, la définition de ce mot est État d’agitation, altération de l’ordre, de l’équilibre qui sévit dans un groupe organisé
. Altération de l’ordre, je crois qu’on ne peut pas être plus feutré pour une scène de guérilla urbaine (tirs, jets de pierre, incendies, émeutes).
Dans un autre sur le NouvelObs, on trouve des passages comme celui-ci :
Un calme relatif est progressivement revenu à Clichy-sous-Bois mais les violences ont gagné d’autres communes d’Ile-de-France: 315 voitures ont brûlé dans la région dans la nuit de mercredi à jeudi, dont 177 en Seine-Saint-Denis. D’après la préfecture du 93, des incidents sont survenus dans une vingtaine de communes, sur la quarantaine que compte le département.
Ici encore, on est un peu désarçonné par le « calme relatif » revenu et le terme particulièrement euphémistique d’ « incident » pour décrire les événements qui aboutissent à brûler plus de 300 véhicules.
L’article du Monde est un peu plus éloquant, et dresse un bilan moins pastel de la situation :
Depuis dix mois, (…) on a recensé plus de 28 000 voitures brûlées et 442 affrontements entre bandes. Si les violences urbaines sont permanentes, elles se sont aggravées dans les banlieues d’Ile-de-France, et d’abord en Seine-Saint-Denis, qui a connu sa septième nuit d’émeutes depuis la mort, le 27 octobre, de deux adolescents à Clichy-sous-Bois.
Ici, au moins, parle-t-on d’émeutes et d’affrontements. Mais l’absence de mise en perspective de ce nombre effarant de 28.000 voitures brûlées est un peu troublant.
Les politiques aussi font dans la mesure, le calme et la pondération ; tiré du même article, on apprend que :
Le premier ministre, après avoir, au diapason du chef de l’Etat, redit à juste raison qu' »il n’y aura pas de zone de non-droit », laisse entrevoir un traitement social. « Prévenons tout amalgame entre une minorité qui mène le désordre et la grande majorité des jeunes qui souhaitent s’intégrer dans la société », a-t-il affirmé.
Evidemment, quand on ne vit pas au jour le jour dans ces cités, on peut se permettre de parler de « désordre » et de « zone de non-droit ». On notera d’ailleurs l’utilisation systématique de ce terme pour désigner une cité où la police ne peut plus mettre les pieds. Le terme « enclave » vient alors à l’esprit, et l’identification des petites frappes locales à d’hypothétiques opprimés en est encore plus facile.
Orwell disait La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force
.
Les médias nous en offrent une brillante démonstration tous les jours, et les politiques entérinent la situation, par leur lâcheté à appeler ces événements par leur vrai nom (insurrection, guerrila urbaine), leur auteurs par les termes qui leur correspondent (bandits, gangsters, criminels, racaille n’étant finalement qu’un terme spécifique).
Notre ignorance, c’est leur force.
Ton analyse est aussi excellent qu’argumentée. Elle m’a aussi, et ce n’est pas le moindre de ces mérites, permt de découvrir ton blog.