Les enfants, de nos jours, perdent vite leur innocence. Et les fables et autres contes qu’on leur narrait jadis, au pied du lit, pour les endormir, ne recueillent qu’une vague condescendance et une absence consensuelle d’intérêt. Demaerd Industries, la société tentaculaire, bien consciente du difficile travail d’adaptation des parents modernes aux contraintes du monde réel, vous propose aujourd’hui au travers de sa filiale Demaerd Publishings une nouvelle version de Hänsel & Gretel, le conte de Grimm. Si l’histoire de base est la même, les scénaristes se sont attachés ici à la replacer dans l’esprit XXIème siècle…Il y a de cela bien longtemps vivaient, dans une cité de tours banales en béton gris, Hänsel et Gretel, enfants d’un pauvre maréchal-ferrant qui avait perdu son travail suite à l’arrivée massive de la voiture et la disparition progressive des chevaux comme moyen de transport, à cause que le capitalisme de Ford avait produit des automobiles à ne plus savoir qu’en faire, salaud de capitaliste.
À la suite d’une bagarre au troquet du coin et d’une sombre bisbille avec un adjoint du maire de la ville communiste, le père se retrouve coupé de ses allocations et aides sociales à la ré-insertion par la poterie. Craignant à juste titre la famine, l’épouse de l’ex maréchal-ferrant / futur-potier, mère des deux charmants élèves du collège Pablo Neruda de la ZEP de Villandeuil-Sur-Seine, le convainc de les perdre dans les immenses locaux déshumanisés de l’antenne locale de Sécurité Sociale, en leur demandant d’aller chercher une attestation d’assuré social alors que – facétieuse môman[1] – ils ne sont en réalité qu’ayant-droit sur la carte de leur marâtre.
Mais voilà : alors que la fourbe génitrice s’entretient de son funeste projet à son mari, les enfants ne sont pas endormis. Réveillés par les beuglements discrets d’une télévision coincée sur TF1 pendant la Star’Ac, ils se sont donc retrouvés dans la délicate position d’avoir entendu qu’on allait semble-t-il les perdre au milieu de nulle part, alors qu’au départ, ils voulaient simplement écouter Patrick Fiori.
Mais le petit Hänsel n’est pas que la moitié d’un con et décide d’aller chercher, dans la grande caisse à outils de son père, inutile appendice d’une profession en déshérence – à cause que la mondialisation ultralibérale elle a tout pété, salauds de libéraux -, une grosse poignée de clous qu’il conserve secrètement par devers lui à toutes fins utiles.
À l’aube venue et au saut du lit vers 10H45, et alors que Ricoré, l’ami du petit déjeuner, est en train de fermenter doucement dans un placard humide de l’habitation insalubre laissée en désuétude par l’Office HLM local qu’habitent plus ou moins légalement la famille en question, le père débarque dans la chambre des deux pauvrets, et les emmène avec lui pour aller demander une Aide Spécifique d’Urgence que la caisse locale de sécu sera bien en mesure de lui fournir, nom d’une pipe.
Hänsel attrape sa poignée de clous, les cache prestement dans la poche d’un jean tellement baggy qu’on peut mettre deux Kevins (mais pas deux Hänsel, il est corpulent, le maraud) dedans, et suit tristement son père en repensant à son iPod qu’il a laissé derrière lui. L’insouciante Gretel, naturellement peroxydée au-dessus et au-dessous du crâne, a déjà complètement oublié ce qui l’attendait ; elle se dit que cette petite sortie c’est « trop top » et, après une courte séance d’une demi-heure devant son miroir pour un camouflage en pétasse, rejoint donc en courant son frère et son père déjà installés dans la « R14-custom » familiale.
Une fois arrivés dans le bâtiment, le fûté Hänsel utilise alors les clous pour baliser son chemin : le GPS qu’il avait chourravé dans une tire il y a trois semaines étant tombé en panne de piles, il fallait bien y trouver un substitut, aussi peu technologique soit-il. Arrivés dans le couloir réservé aux demandeurs d’aides sociales diverses, le père prend son petit ticket indiquant le numéro d’ordre de passage (un nombre à 5 chiffres) alors que le panneau électronique indique un numéro bien plus faible (un nombre à 2 chiffres). Tendant le ticket à Hänsel, il lui dit, la voix hésitante d’une émotion mal contenue :
« Tiens, mon petit Hänsel, attends ici avec ce numéro pour que Papa ne perde pas son tour dans la file. Je vais chercher des nicorettes au bar-PMU du coin, je serai de retour dans cinq minutes. »
Hänsel, le regard lui-même humidifié par la connaissance du destin tragique qui les attend lui et sa soeur, prend solennellement le ticket tendu par son père, et, d’un hochement de tête, acquiesce à la proposition, pendant que Gretel, le baladeur à fond vissé dans les oreilles, se tortille niaisement sur du M. Pokora.
Dès que le père à tourné les talons, Gretel constate sa disparition et commence immédiatement à paniquer. Hänsel la rassure : « Regarde, il ne nous reste qu’à suivre les clous que j’ai laissés sur le chemin ! »
Et effectivement, les deux adolescents commencent leur long périple à rebours. A mi-chemin cependant, ils croisent une petite bonne femme rabougrie, grise et voutée personne du troisième âge à la verticalité contrariée qui les interpelle : « Eh, vous ! Je vous ai suivi depuis le 13ème étage : vous avez perdu ceci sur votre route… » et dans la foulée, leur tend une belle poignée de ces clous qu’ils avaient semé jusque là. Elle ajoute : « Heureusement que je vous les ai tous ramassés ! Ici, on est tatillon sur l’hygiène et vos clous sont tous rouillés ! »
Gretel, égale à elle-même, remercie chaleureusement la vioque personne âgée à la beauté alternative, pendant que Hänsel, les traits déformés par une grimace horrible, pête un câble et taloche le vieux débris la sémillante quinquagénaire sous les regards atones des fonctionnaires qui passent par là, apparemment pas du tout concernés par les petites escarmouches locales.
Voilà nos deux branleurs enfants définitivement perdus. Errant dans les couloirs interminables, ils voient l’heure tourner et, 16H29 approchant, l’inéluctable fermeture complète des bureaux à 16H30 avec le traditionnel lâcher de bergers-allemands pour sécuriser la place.
Quand soudain une porte attire l’attention de Hänsel : outre sa décoration fastueuse vivement colorée et les cotillons qui dépassent par le chambranle, elle est affublée d’un papier format A3, imprimé en couleurs sur une photocopieuse laser un peu bavouse, sur lequel est inscrit « Bonne Retraite Roger ».
Ouvrant la porte, Hänsel et Gretel tombent alors sur un véritable pays de cocagne : il s’agit d’une salle de réunion, dans laquelle a manifestement eut lieu un pot de départ, et où trônent encore les reliefs nombreux et appétissants de petits-fours salés et sucrés, boissons colorées, alcoolisées et pétillantes, ainsi que les éternelles barrettes de coke flûtes à mousseux dont certaines ne sont pas vides.
Bien que le champagne ne soit pas éventé, ce qui laisse supposer que la collation n’est pas ancienne, les deux pauvres enfants se jettent sans méfiance sur les chips, crackers, petits-fours et gâteaux secs qu’ils trouvent à portée de main, en s’empiffrant tant et mieux des bontés que la nature aura disposé là.
Soudain, alors que Gretel s’apprête à enfiler un jaune serré et que Hänsel vient de faire péter un sac de cacahouètes grillées à point, un cri retentit au fond de la salle : « Malheureux ! Pour votre santé, vous n’auriez jamais dû manger trop gras, trop salé, trop sucré ! L’abus d’alcool est dangereux pour la santé ! En cas de canicule, pensez à vous hydrater ! Le tabac nuit à votre santé et à celle de votre enfant à naître ! »
Médusés, les deux djeunzs se retournent pour découvrir, oh horreur !, le thon insupportable la personne esthétiquement challengée de tout à l’heure dont une partie de la figure a été remodelée par les Doc’Martins de Hänsel.
Et alors que celle-ci entreprend de les informer en détail sur les conséquences néfastes des acides gras saturés pour leur taux de cholestérol, Hänsel et Gretel tentent de fuir de la pièce. Las, 16H30 oblige, les gâches électroniques se sont mises en marche et la voie de sortie leur est donc barrée. A part tenter leur propre défenestration, ou, alternativement, celle de la quinquagénaire coincée dans son exposé alimentaire, leurs options de repli sont rapidement restreintes.
Mais il faut bien le reconnaître : Hänsel n’est pas encore parfaitement à l’aise avec le jeter d’hydrocéphale titularisé, et Gretel, toujours perdue dans une transe semi-comateuse suite à l’écoute en boucle du best-of de Lorie, ne risque pas de s’improviser commando 3ème dan en situation d’urgence … Les deux enfants sont pris au piège. Dans quelques secondes, les bergers allemands seront lâchés dans les couloirs, et il sera alors impossible de s’évader des lieux sans y laisser un peu de viande.
Et là, le miracle se produit : Hänsel a une idée. Se saisissant vigoureusement du baladeur MP3 de Gretel pendant que la fonctionnaire continue à exhorter son faible auditoire au port de la ceinture de sécurité et au recyclage du verre, du papier et du carton, il en enfile les écouteurs sur les oreilles de leur terrible gardienne, et, d’un geste rapide, enclenche une série de tubes arhenbis dégoulinants en boucle. Profitant de la tétanie qui s’empare d’elle, il défonce la porte et jette la quinquagénaire hébétée dans le couloir.
Il ne faut alors que quelques secondes aux terribles chiens qui patrouillent par là pour se jeter sur le cerbère étatiste et la dévorer. C’est terrible, mais c’est comme ça, et surtout, repus, ils ne pensent pas à se jeter sur Hänsel et Gretel qui sortent à leur tour et peuvent envisager de fuir du bâtiment. Mais – deuxième miracle – Hänsel pénètre derrière un guichet et, utilisant sa capacité naturelle à déchiffrer les hiéroglyphes administratifs du système informatique de la sécu, il met rapidement en place une série d’allocations juteuses pour son père. Epuisé, Hänsel s’effondre sur le clavier. Gretel, dépossédée de son baladeur numérique, a recouvré une partie de ses esprits et entreprend de traîner son frère hors du bâtiment.
C’est un retour triomphal qui attend nos deux héros. Retrouvant leur père après un trajet en bus sans souci (sans contrôleur), ils leur annoncent qu’il pourra enfin vivre des nombreuses allocations qui vont lui être octroyées.
Ils vécurent dès lors heureux tous ensemble.
Evidemment, cinq ans après, ils se sont fait gauler pour fraude aux services sociaux. Mais c’est une autre histoire.
Notes
[1] Notons au passage que la maman ne manque vraiment pas d’humour : appeler ses deux lardons Hänsel et Gretel, au lieu de Kevin et Loana, par les temps qui courent, c’est vraiment faire preuve d’un entregent discutable.
Encooooore !
Du grand art !
Non, c’est tragique. J’ai envie de me jeter tout nu dans le Chao Praya (le fleuve). Et de pleurer aussi.
H16, rien n’est donc sacré pour vous ? Enlaidir à ce point les bons Grimm. Non vraiment c’est trop too much.
😉
excellent