Il faut sauver le soldat Fret

Guillaume Pépy est un homme heureux. Depuis tout petit, il a tout bien fait comme on lui a dit de faire, de son mieux ; il a bien coché les bonnes cases, bien rempli les petits bulletins, et laborieusement rempli ses copies sur les bancs de l’école (celle d’administration, bien sûr) et, de fil en aiguille, est parvenu à se tailler une place au soleil. Par des efforts constants de travailleur de l’ombre, effacé et pugnace, il aura réussi à gober les échelons de la société dans laquelle il est rentré il y a vingt ans et à parvenir à sa direction sans trop faire de dégâts et en utilisant modérément du piston. Pépy est donc un homme heureux.

Mais ce dimanche, plus de confiture dans le buffet, ou café froid, allez savoir, et – paf ! – c’est le drame : Pépy veut en finir avec la gréviculture.

Eh oui.

Il est comme ça, le père Guillaume. Pas de confiotte au petit-dèj, et ça chie au Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI.

Franchement ! Il a vraiment pété un câble pour sortir qu’il faut arrêter avec les mouvements de force syndicaux et les arrêts intempestifs de travail, dans l’entreprise qui est devenue, sur le dernier demi-siècle, l’emblème quasi-exclusif de la grève, de la paralysie nationale et de la décrépitude d’un pays dont l’immobilisme est devenu une marque de fabrique.

Pire : on croirait voir dans cette déclaration une ironie déplacée quand on sait que demain mardi, l’ensemble des forces de progrès et de défense des acquis sociaux de la classe ouvrière va remettre les couverts et mettre un maximum de bazar dans le pays en tentant, pour la huitième fois au moins depuis le début de cette année, d’obtenir des rallonges, avantages et autres aménagements d’un travail dont la pénibilité réside de plus en plus dans son rythme chaotique barbeq-grève-repos-dodo.

En fait, le message de Pépy va plus loin : non seulement il veut, en quelque sorte, remettre les cheminots au travail, ce qui ne manquera pas d’étonner les usagés (noter l’accent aigu) des « services » (noter les guillemets) du rail en France, mais en plus veut-il redonner au fret de marchandises une importance prépondérante, rendre cette activité bénéficiaire à moyen terme et partir sous les bravos de la foule vers une retraite bien méritée courant 2012 pour s’installer dans le Luberon dans un petit mas qu’il retape pendant son temps libre et qu’il dotera d’un buffet rempli de confitures pour ne plus jamais en manquer.

Ok, je spécule un peu sur la partie retraite, mas provençal, buffet et confiture, mais pour le reste, il n’y a aucun doute :

Pépy se paye notre tête.

Je passe sur la proposition ridicule, le fantasme humide et à peine avouable d’une filiale Fret à la SNCF qui ferait du bénéfice dans quatre ans ; ce n’est plus n’importe quoi, c’est quasiment obscène quand on se rappelle que ce bénéfice attendu le sera par tonte minutieuse du moutontribuable et de l’exploitation éhontée de l’ânusager, les deux animaux de labours de la SNCF. Les chiffres sont, hélas pour nos effervescents gestionnaires de Bercy, têtus : le rail, en France, perd du pognon à grosses vagues écumeuses. Toute prévision de faire des bénéfices à court terme sur ce marché nous place donc dans un univers parallèle, une autre dimension, un monde merveilleux plein de monstres gentils.

En revanche, ce qui est caractéristique du moquage de visage en cinémascope, ici, c’est que la boîte de Pépy est mouillée jusqu’au cou dans ses propres contradictions et qu’à ce titre, engranger des résultats positifs sur le fret ne pourrait se faire qu’au détriment calamiteux des autres participations douteuses dans lesquelles la société grabato-tentaculaire a déjà plongé ses doigts sclérosés.

Ainsi, la SNCF est déjà partie prenante dans Geodis, spécialisée dans le fret routier, qu’elle se propose d’ailleurs de racheter complètement (avec notre argent, cela va de soi). Plus rigolo encore : la SNCF est en concurrence directe avec les camions et les cars, dont elle aura, pendant toutes ces années, fortement favorisé l’essor par … sa gréviculture incessante qui amène un risque constant sur les délais de livraison et les transports de passagers. Mieux : par un lobbying subtil, la SNCF aura réussi à empêcher le développement de tout transport collectif de personne en dehors de ses filiales, ce qui rend la notion même de marché complètement illusoire.

Pour résumer, cette entreprise, qui vend du kilomètre-ferré et du déplacement hypothétique à 300 km/h, fait exactement tout pour d’un côté saboter son outil de travail en ajoutant aux grèves un management d’aveugle tétraplégique sur une piste de curling, et de l’autre prendre des participations joufflues dans les moyens de transport directement concurrents avec son principal business, offrant ainsi son flanc aux risques énergétiques, les camions au diésel et les bus au di-ester revenant plus cher que les trains nucléaires, tout en empêchant méthodiquement la concurrence et donc une baisse de prix significative de s’installer. A côté, Machiavel passe pour un débile léger en mal de sucreries.

Comme bien souvent, nous voilà dans une bonne logique lose-lose que nos politiques affectionnent tant : on peut prendre le problème par n’importe quel bout, on aboutit toujours à une conclusion amère… Et ce ne sont pas les multiplications de barrages filtrants et autres opérations escargots qui me contrediront.

Ainsi, cette semaine, les moutontribuables devront jongler entre les bétaillères en commun pendant les jours de bouchons d’asphalte, les voitures particulières pendant les jours de bouchon de fer, et les vélibs ou la trotinette les jours d’actions collectives. Il va de soi que les écoles ne seront pas en reste, et que les épreuves du bac, magnifique diplôme maintenant disponible sur simple demande contre une enveloppe timbrée, ne seront en rien affectées par ces mouvements d’humeur.

Franchement, je vous le dis en vérité : ce pays est foutu.

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Commentaires11

  1. LOmiG

    salut,
    merci pour l’info…je te trouve un peu dur avec Pepy. Je pense qu’il essaye vraiment de faire bouger les choses, non ?

    En finir avec la gréviculture, bien sûr qu’il le faut ! Et rendre son entreprise rentable, avec les billes qu’il a en main, bien sûr encore !

    Le reste est dans les mains de l’Etat : ouvrir ce secteur à la concurrence. Ce n’est pas Pepy qui a le monopole de la contrainte, mais l’Etat.;..
    à bientôt !

  2. Effectivement, le pauvre Pépy est plutôt le brave soldat qu’on envoie au front pour sauver à son tour le soldat Fret. Mais au final, même tout frétillant de peps et pas totalement responsable de sa propre situation, Pépy nous vend des vessies pour des lanternes : le fret SNCF ne sera pas rentable en 2012, et son entreprise se multi-tire des balles dans les pieds.

  3. Seb

    Je te trouve… Optimiste, voilà c’est le mot 🙂

    PS: J’en ai marre de refaire du calcul mental pour poster un commentaire. Par définition, ce blog n’est accessible qu’a une catégorie de population… Sectaire H16 😉

  4. Flak

    se pourrait-il qu’il soit mis en avant de facon a etre disponible pour un bouffage tout cru, quand l’Etat va commencer a economiser sec sans negociation possible ?

  5. Ozenfant

    Je suis à mi-chemin entre ce que tu dis et ce que dit LOmiG, mais comme j’aimerais être capable d’écrire aussi bien que toi !

  6. LOmiG

    @ h16 : sauf si on fait sauter le monopole. Alors pour 2012 la SNCF n’aura plus le choix. Plan pour redevenir rentable, ou disparition !

    à bientôt !
    PS : moi ce que je voudrais c’est une notification automatique par mail des réponses….

  7. Ozenfant

    LOmiG,
    Tu es venu faire un lapidaire jugement de valeur sur mon blog me disant que je ne "savais" pas !
    Mais tu sais bien que c’est précisément ma marque de fabrique d’avouer ne rien "savoir". (lol)

  8. jane

    instructif de vous lire.
    il est pourtant troublant de constater que les "usagés" ne le sont pas tant que çà puisque les infos (celles qui ne font pas grève) , globalement nous font passer le message d’une relative compréhension et patience voire compassion de leur part vis à vis "des forces de progrès et de défense des acquis sociaux de la classe ouvrière" que le dernier ferme la porte…
    c’est donc avec beaucoup de pugnacité que ce pays se saborde collectivement, vous savez comme le coq qui lance son cocorico debout dans sa fiente..

  9. Oui, effectivement : d’un côté, les mass-média français relaient sans discontinuer l’extraordinaire résilience et la compréhension mêlée de compassion de nos compatriotes toujours plus compressés dans des wagons toujours plus pourris, et de l’autre les forces de progrès gnagnagna s’emploient à trouver des wagons toujours plus petits et des compressions toujours plus fortes.

    En réalité, je crois que la plupart des Français sont excédés par cet état de fait. Pour le moment, les salariés du privés n’ont pas encore assez faim pour sortir dans la rue et tout casser. Mais un beau matin, il n’y aura plus de pain dans les boulangeries nationalisées de la socialie française. Et ce jour là …

  10. Ozenfant

    Je me pose des questions sur la vanité des blogs !
    J’en fréquente une dizaine et je n’ai jamais vu quelqu’un changer d’avis, même après la plus fantastique démonstration !
    Sommes nous seulement des éponges incapables de discerner pendant nos études ?
    Et puis ensuite, à l’inverse, fossilisés et modélisés à vie, sommes nous devenus des DVD incapable de débiter autre chose que nos conviction acquises ?
    Henry Laborit a t’il raison de dire que nous sommes incapables de comprendre ce que dit l’autre… Si nous ne sommes pas NOUS MÊMES déjà sur le point d’avoir compris ce qu’il nous dit ?
    L’incommunicabilité et le conformisme omniprésent dans la blogosphère me brise le moral… Et pourtant je ne me laisse pas facilement abattre !

  11. gnarf

    L’autre fois, je me trouve avec des amis transporteurs routiers…l’un d’entre eux, enerve, discute longuement au telephone. Il raccroche et m’explique: "on nous a ordonne de faire du ferroutage, alors on en fait…et bien figure-toi qu’ils ont perdu le train! Ca fait 3 jours que ca dure ils ne savent pas du tout ou il est. Un train entier! C’est pourtant pas petit !"

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