Un peu de fiction dans ce monde bassement terre à terre ; mais n’oubliez pas : la réalité dépasse parfois la fiction, et souvent l’affliction.
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Le conseiller déposa calmement sur le bureau l’épais dossier avec lequel il était entré dans la pièce sombre, où seule la petite lampe de travail distribuait une lueur jaune sur le grand meuble d’acajou.
Le Premier Ministre, penché sur son album de coloriage des décrêts à parapher, releva à peine la tête pour apercevoir le nouvel entrant. S’interrompant dans son exercice scriptural, il fit un petit mouvement sec du menton en direction du dossier qui venait d’atterrir sur son espace de travail. Jetant un oeil peu amène, il attendait manifestement des éclaircissements.
Le conseiller se râcla discrètement la gorge et commença, d’une voix feutrée : « C’est le dernier rapport de Bercy sur l’état général des finances du pays… »
Marquant une pause, il observa l’information s’insinuer dans les neurones de son supérieur hiérarchique, en notant au passage les différents efforts de réflexion que celui-ci semblait difficilement couvrir par de petits mouvements spasmodiques des sourcils que son épaisse tignasse grise peinait à cacher. Sentant qu’il vallait mieux lui résumer brièvement le contenu du rapport, il continua.
« L’état doit trouver de l’argent : nous n’avons plus de temps à perdre, il n’y en a plus beaucoup dans les caisses… »
L’homme assis au bureau se redressa tout en prenant une inspiration profonde. Il aurait eu un peu de poudre blanche sous le nez, cela se serait expliqué sans difficulté. Mais son nez apparamment vierge de toute substance blanche montrait qu’il était réellement en train d’inspirer vigoureusement de l’air dans ses poumons, amenant à grands bruits de l’oxygène à son cerveau imbibé de réflexions sans doute tristes sur son sort, sa charge, l’exercice du pouvoir et le slip kangourou un peu trop étroit dont il avait eu la mauvaise habitude de se vêtir ce matin.
Levant un sourcil inquisiteur et montrant un oeil acéré, le Premier demanda : « Que préconise-t-il, ce rapport ? »
Sentant qu’il ne pourrait s’en sortir avec une phrase courte renvoyant son boss à la page de synthèse, le conseiller prit – plus silencieusement – une petite goulée d’air et se lança dans une réponse détaillée.
« Apparemment, histoire de tenir encore quelques années, il faudrait que nous vendions tout l’immobilier de l’état, que nous nous débarrassions des entreprises dans lesquelles il s’est engagé…
_Une privatisation totale des entreprises publiques ?! »
Sans même l’entendre, le conseiller savait que le coeur du Premier avait dû faire un bond. Le sien, quant à lui, commençait à battre un peu plus vite. Son patron n’était pas, loin s’en faut, un fervent adepte de l’auto-mutilation. Et offrir des privatisations totales à ses adversaires politiques revenait clairement à se mâcher une couille au petit-déjeuner.
D’ailleurs, à en juger par le teint un peu blafard que le Premier adoptait maintenant, le conseiller imagina que son supérieur se faisait exactement cette réflexion. Pour ne pas laisser la douleur s’installer, il reprit :
« Oui. Totale. Pas tant pour l’argent que ça procurerait, encore qu’avec la bourse qui grimpe actuellement et un bon timing, ça ferait de l’argent frais, et on en a bien besoin actuellement. Mais surtout parce qu’une fois privatisées totalement, les charges de retraites, de personnel et tout ça peuvent sortir sans trop de problème de notre compta. Et ça, c’est très appréciable…
_C’est à dire ?
_Les provisions pour toutes ces charges disparaissent, et ne viennent plus grêver inutilement la charge de la dette ou pire…
_Pire ?
_L’opinion des agences de notation sur notre dette, par exemple. »
Le conseiller marqua une pause salutaire. Les informations devaient, pour se fixer dans le cerveau de son N+1, arriver par petits paquets serrés et bien conçus. Sans quoi, elles n’étaient pas archivées correctement où il faut, et pouvaient ressortir bêtement au mauvais moment. Il est vrai que son N+2, le N+1 du Premier, lui, était bien pire, puisqu’il fallait découper les informations mot à mot et non par phrases pour éviter l’engorgement. L’usure du pouvoir, lui avait-on expliqué un jour.
A cet instant, une lueur sembla s’allumer dans l’oeil au départ pensif du Premier. Ajustant son regard, tel un félin sous amphétamines, sur son collaborateur, il tenta un petit sourire méchant et décocha :
« Oui, mon brave… Mais on n’a pas le droit ! »
Ah oui, le conseiller l’attendait, celle-là. Légalement, lors d’une privatisation, l’état n’a pas le droit de descendre en dessous de 70% de participation dans une entreprise qu’il possède. Mais là encore, il avait devancé son patron. Un jour, il sera patron à la place du patron, et cette pensée lui redonna un peu d’assurance. Feignant l’humilité en regardant ses mocassins à glands, il répondit d’une voix calme : « C’est exact. Nous devrons faire changer cette loi… »
En terminant sa phrase, il avait relevé la tête avec un petit sourire malicieux scotché au visage. Le Premier, qui s’apprétait à lui en envoyer une sévère dans les gencives, marqua un temps d’arrêt en jugeant rapidement qu’il devait avoir une réponse plus complète à lui fournir. Il lui demanda donc posément : « Et pour changer cette loi, vous avez une idée, non ? »
Petit moment de gloire. Le conseiller était arrivé au point où il voulait emmener son patron. Il attaqua immédiatement :
« Je peux vous proposer l’idée suivante : on peut par exemple très bien attendre qu’une entreprise privée, fleuron d’une industrie française, soit en position de se faire attaquer par une OPA, par exemple. On pourrait envisager de le faire avec n’importe quelle entreprise privée un peu sexy du CAC 40…
_Et après ?
_Prétextant le patriotisme économique, on fait fusionner l’entreprise privée avec une entreprise publique en se débrouillant pour que la dilution obtenue fasse descendre la participation de l’état dans l’entreprise publique le plus bas possible.
_Continuez…
_Expliquant que la loi ne vous permet pas de protéger l’entreprise privée menacée par l’OPA hostile, vous avez les coudées franches pour faire modifier la loi… Comme ça, vos adversaires ne pourront vous attaquer directement… »
Le Premier se rejeta en arrière dans son grand fauteuil en cuir, provoquant une salve de craquements dans la pièce sombre. Le conseiller retenait son souffle.
« Bonne idée… Excellente idée, même. Mais on pourrait faire encore mieux.
_Ah oui ?
_On pourrait provoquer la situation, par exemple, en faisant en sorte qu’une entreprise étrangère soit attirée par l’entreprise privée cible… Ou faire courir une rumeur d’OPA. En fonction de la réaction des médias, en plus, ça nous laisse une marge de manoeuvre. »
Le conseiller jubilait. Il avait même réussit à faire croire à son boss que cette idée serait de lui. En plus, cela lui offrait une façon simple de flâter son égo surdimensionné :
« Vraiment, quelle idée remarquable, monsieur.
_Je vous en prie… Le pays doit être sauvé ! Un peu de manipulation est parfois utile, pour aider de nobles desseins, ne trouvez-vous pas ?
_Certes… »
Laissant quelques secondes s’écouler pour ne pas trop montrer l’avancement de ses préparations, le conseiller demanda finalement d’un ton détaché : « Vous avez des idées pour les premières entreprises ? »
Le dirigeant sembla faire un petit effort de réflexion (mouvement de sourcils, petites agitations de la moumoutte grise, rien de bien concluant) et finit par demander :
« Et vous, vous avez quelques idées ?
_Pour la rumeur, histoire de tester, on pourrait prendre, mettons, Danone.
_Ah ouai, pas mal. Ca permet de voir comment réagissent les médias, l’opinion publique, tout ça, à l’idée de perdre un fleuron de l’industrie française… Intéressant…
_Et pour la concrétisation, je pensais à privatiser GDF grâce à Suez.
_Pas mal. Qui serait intéressé par Suez, alors ?
_J’ai pensé à l’italien, ENEL. Vous avez quelques accointances avec Berlusconi, je crois, si je peux me permettre, monsieur.
_Effectivement. Je peux tenter de lui en toucher un mot ou deux… »
L’idée semblait bonne.
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Evidemment, ceci n’est qu’une fiction…
Un article du Canard de cette semaine explique un peu les tenants et aboutissants de cette affaire. Alain Minc et Henri Proglio (PDG de Veolia et accessoirement copain de Chirac) étaient dans le camp Enel. Mestrallet et Breton dans le camp Suez. Berlusconi a piqué une colère noire parce que, approché par Minc et Proglio, il a cru que Chirac était d’accord pour l’OPA d’Enel sur Suez… C’est rigolo le capitalisme sous la bannière du patriotisme économique.
Ce matin sur Europe: Proglio (ami personnel de Chirac) aurait effectivement entrepris des démarches vers Enel. Mais il aurait surtout informé Breton il y a quelques semaines/mois. Proglio est le patron de Veolia (traitement des eaux et des déchets), donc il connait très bien les arcanes de la politique française, et il a sûrement pas fait ça tout seul dans son coin, sans en informer personne.
Si on suit l’hypothèse de hash (qui a le mérite d’être cohérente, en plus d’être amusante), on peut continuer le fil: qui pour récupérer EDF? Veolia en compensation? ou les comptes (réels) sont tellement pourris par les retraites que personne n’en veut…
Et j’entendais l’autre jour que Bouygues réfléchissait sérieusement à une fusion/acquisition sur Areva, au point que Martin Bouygues en a fait état en conférence de presse…
Quelques faits:
– Veolia est le premier concurrent de Suez
-Néanmoins les deux groupe savent très bien s’entendre pour se partager les marchés
-Le patron de Veolia intervient pour lancer le processus de rapprochement entre Enel et Suez
-Mestrallet, patron de Suez prend la direction du nouveau groupe GDF-Suez et semble très satisfait
A l’instar d’Ylyad, je penche pour pour un partage d’entreprises d’Etat par les deux groupes en question. Le gouvernement profitant de l’aubaine pour modifier subrepticement les fameux 70% de participation.
Attendons de voir le gros lot tiré par Veolia pour conclure (la branche déchets de Suez?).