En France, il n’y a guère chose plus sacrée qu’un repas de famille, rassemblant petits et grands, autour d’un beau morceau de viande, de poisson et de bons vins de terroir, pardon, terrouaire. Et, pour animer un tel repas, généralement plantureux et s’étalant dans le temps, rien de tel qu’une bonne discussion politique des familles. Si, de surcroît, on peut glisser sur le sujet de l’immigration, on décroche la timballe. Pour l’observateur facétieux, il suffira de lancer le sujet pour avoir ensuite tout le loisir de compter, en mastiquant tranquillement son plat, les points qui fuseront entre les différentes parties en présence…
Avec le paysage politique français actuel, il en va de même : rien de tel qu’un sujet comme l’immigration pour qu’immédiatement, la presse puisse ouvrir ses pages aux petites phrases mitraillettes des caciques de tous bords, aux tribunes enflammées de partisans ou d’opposants à telle ou telle mesure phare du moment, aux longs articles de fonds de politologues, sociologues et pisse-copies qui ne manquent pas, sur un sujet pareil, de s’agiter fiévreusement.
Avec le pataquès bouillonnant des enfants d’immigrés illégaux scolarisés de longue date en France, l’ensemble de la classe politique a trouvé là un sujet fleuve qui l’occupera, soyons-en sûrs, une partie de l’été. Tout comme un bon feuilleton de plage, on y retrouvera des situations poignantes, des dilemmes psychologiques, des engueulades mémorables, des petites phrases assassines et probablement de l’action, du rebondissement, etc…
D’ailleurs, l’empoignade de début de repas commence déjà sur les chiffres : les familles concernées sont-elles 2.000 ou 40.000 ? Il est peu probable qu’on sache un jour le nombre précis de cas, tant les tensions semblent déjà fortes.
Mais déjà, le petit Nicolas, reprenant un peu de mouton aux flageolets et agitant sa fourchette d’un air décidé, a clairement fait savoir que les régularisations auront lieu au cas par cas, et que les petits comiques du bout de la table qui parlent sans savoir feraient mieux de mastiquer plutôt que dégoiser des âneries.
Julien Dray, de son côté, après avoir placé oncle Jospin sur un petit tabouret, affirme quant à lui, en se servant une bonne rasade de Pomerol et en triturant une boulette de mie de pain, que le ministre de l’intérieur se fourre le doigt dans l’oeil s’il compte s’y prendre au cas par cas, et qu’il va en pratique régulariser sauvagement 40.000 familles pouf comme ça d’un coup.
Pendant ce temps, le cousin De Villiers, un peu émêché et légèrement rougi, car trop engoncé dans son petit gilet serré, s’agite sur sa chaise en bredouillant dans l’oreille de tante Marine qu’il faut des charter républicains, espérant probablement obtenir ainsi une partie de l’héritage que la vioque va toucher quand papy Jean-Marie va claboter.
Le repas peut continuer encore longtemps : la table est bien servie, les plats s’enchaînent, et les boissons arrosent l’ensemble avec justesse. Demain, la gueule de bois risque d’être un tantinet sévère, mais peu importe pour le moment : tant qu’on est servi et qu’on peut discuter, ne boudons pas notre plaisir !
Cependant, personne ne semble évoquer quelques faits pourtant simples : si ces élèves sont scolarisés depuis si longtemps, c’est principalement à cause du temps de procédure nécessaire pour traiter le cas de chacune des familles immigrées. Aucun des convives ne semble se rappeler qu’ils ont tous participé à ce gâchis en ajoutant loi sur loi, parcours administratif idiot sur paperasse cerfatique débile. Aucun ne semble se rappeler que les enfants sont dans les écoles de la république parce que celle-ci n’a aucun autre endroit pour gérer ces populations. Aucun ne semble imaginer que la situation inextricable dans laquelle ils semblent s’être fourrés a été directement créée par eux-mêmes, au fil des années, avec l’extension habituelle d’une manie bien franco-française : l’absence tout court de politique d’immigration, de position claire et de comportements cohérents à ce sujet.
Dans le même temps, aucun des bons mangeurs de la République n’a le courage de dire quelques évidences : les personnes qui viennent en France le font pour y trouver de meilleures conditions que chez elles. On n’envisage pas de trimballer bagages et familles sur des parcours de plusieurs milliers de kilomètres parce que le squatt à Paris, c’est fun, branchouille ou ça dégage un parfum d’aventure sympathique, ou encore que l’école fraônçaise est à ce point renommée internationalement.
En pratique, dans l’immigration, qu’est-ce qui gêne exactement nos politiques ? En théorie, on trouve par ce biais des gens qui viennent travailler, des familles entières prêtes à s’intégrer. Mais en pratique, les populations (pauvres) immigrées en France tombent dans un bourbier typique : celui de l’état.
Longtemps devenues des populations qui, si elles ne votent pas, n’en constituent pas moins un vivier en terme de ressources lacrimales à retombées électorales, l’état (et les politiques) ont très vite compris qu’ils avaient tout intérêt à montrer leur efficacité en promouvant des lois plus ou moins idiotes visant à empêcher les gens de venir, tout en, dans le même temps, faisant tout pour que ceux qui viennent quand même restent. Ce qui gêne les politiques, au final, c’est d’avoir à distribuer des aides, de l’argent public : ceci finit par faire grogner les électeurs. D’un autre côté, ces aides scotchent les populations qu’on pourra agiter, soit pour faire peur, soit pour faire pitié, à chaque échéance électorale.
La solution libérale tient en quelques lignes : ouvrez totalement les frontières ; stoppez totalement toutes les aides, subventions, allocations, etc… Pour tout le monde. Plus d’ “aides” à la famille (nulle part, pour personne). Plus d’ “aides” pour les soins. Plus d’ “aides” diverses et variées distribuées par l’état sur des créances qu’il n’a pas. Rendez aux gens les responsabilités qui sont les leurs et n’auraient jamais dû les quitter.
Mais il ne faut pas se leurrer : un tel changement de système, une telle remise en question, pour ces hommes et ces femmes politiques, ce serait mettre le feu à la nappe, remplacer le Pouilly ou le Pomerol par du cyanure ou de la cigüe, et la viande par de la vache folle.
Alors, pour le moment, on continue d’agiter sa fourchette, de faire des boulettes de pain et d’éteindre les petits feux de cendrier d’un mouvement discret.
Ca ne pourra pas durer indéfiniment…